Visite du Palais

Gabriel Mourey, conservateur du Palais, dans son ouvrage "La guerre devant le Palais" - 1915, fait un portrait caricatural de cet officier allemand, correspondant bien à la représentation que les Français avaient alors de nos adversaires :

" Grand, très brun, et gras; gras d'une mauvaise graisse qui fait de son visage un équivoque amas de rondeurs et forme, entre le bord de son hausse-col et le bas de son casque surchargé d'ornements dorés, un double bourrelet piqueté de points noirs; d'épaisses moustaches noires relevées du bout, à l'instar de son souverain, et dénudant de grosses lèvres rouges, trop rouges, sans cesse souriantes, d'un insupportable sourire de fatuité; botté, éperonné, buffeté de métaux et de cuirs étincelants, comme un soldat de bazar; et faisant sonner ses talons sur les parquets, et se dandinant du derrière et des pectoraux dans sa culotte et sa tunique près d'éclater et sur lesquelles ballottent, à chacun de ses mouvements, sur sa poitrine une jumelle, dans son dos un étui à revolver, contre sa jambe gauche un sabre, contre sa cuisse droite une pochette à carte d'état-major : tel m'apparut, sous ses espèces de Bel-Ami des bords de la Sprée, dans ces atours de bellâtre pangermaniste mobilisé pour avaler tout cru la « pauvre petite France », Son Excellence le colonel, ou général, ou maréchal ober-direktor des services postaux, télégraphiques, téléphoniques, que sais-je encore?  aux armées de l'empire d'Allemagne, quelque chose comme l'Ubu-Roi de la boîte-aux-lettres et du mandat-carte !
Je le reconnais ; c'est certainement lui, ou l'un, si ce n'est lui, de ses innombrables frères, que j'ai vu parader Sous les Tilleuls ou devant les Victoires en bronze de chocolat et les preux en carton-marbre de la Siegesallee ; c'est lui que j'ai vu s'empiffrer aux tables de ces restaurants en granit noir et mosaïque d'or où, pour exciter l'appétit des clients, trône dans une niche incrustée de coquillages et flanquée de lauriers en pyramide, quelque colossale Germania de style égypto-berlinois.
Je le reconnais; c'est bien lui que j'ai rencontré combien de fois ! à Paris ou à Venise, foulant en vainqueur l'asphalte de la rue Royale ou les dalles de marbre de la Piazzetta, insolent et protecteur à la fois, bousculant tout sur son passage, le verbe haut, mais l'échiné basse et vite prête au coup de pied, dès qu'il se trouve là quelqu’un pour le rabrouer, espionnant comme on respire et regardant les femmes comme une marchandise...
Oui, c'est bien lui : je le retrouve entier, insensible à toute beauté délicate et raffinée, n'aimant que le clinquant et la fausse splendeur, ce qui paraît et ce qui brille, parvenu de la civilisation chez qui toutes les méthodes et tous les progrès de la « Kultur » ne sont pas parvenus à étouffer les instincts de la peuplade primitive.
Aussi, les exquises merveilles du dix-huitième siècle et du premier Empire au milieu desquelles je le promène le laissent indifférent, les délicieuses boiseries de l'appartement de Marie-Antoinette le laissent froid ; mais quels rugissements d'enthousiasme et quels « Das ist Kolossal ! » il pousse devant la garniture de cheminée du mariage de Napoléon III, devant les meubles en bois doré du salon de Famille, devant l'armoire à bijoux de l'impératrice et les fameux nègres-torchères, témoignages trop éloquents du goût abominable qui régnait à la cour du second Empire ! Je suis bien sûr, si c'est à lui qu'est confiée la glorieuse mission de mettre à sac le palais, qu'il ne choisira pas autre chose pour sa part de butin.
De les voir réveille en lui, je le sens, l'appétit du pillage, comme de voir, tout à l'heure, le buste de l'impératrice Eugénie a réveillé dans les bas-fonds de son être d'autres appétits.
« Belle femme ! » s'est-il écrié en caressant d'un ignoble regard, d'un de ces regards qui souillent la pureté des statues, le marbre intact. Que je le laisse seul ici cinq minutes, il y écrira des obscénités.
Cet homme a cependant sinon des idées, du moins de l'imagination, et de la plus joyeuse. Comme arrivé devant l'échiquier de Napoléon Ier, je lui signale la disparition de seize grandes pièces volées par les soldats allemands (je n'ai pas dit par leurs officiers) :
— Aussi, s'écrie-t-il, en homme qui a réponse à tout et trouve , aussitôt, la meilleure solution, aussi, pourquoi n'avez-vous pas préparé des souvenirs pour nos officiers?
Je crois d'abord qu'il plaisante, mais il insiste, autoritaire et péremptoire :
— Parfaitement, des souvenirs pour nos officiers !
— C'est une idée, dis-je, mais je crois qu'ils préfèrent choisir.
Il rit comme une brute. Evidemment, il n'a pas compris. "