L'armée de Von Kluck était en majeure partie sur la rive droite de l'Oise; désireux de frapper un grand coup qui pût avoir une énorme répercussion morale, il avait décidé de ne pas continuer son large mouvement, enveloppement d'Amiens sur Beauvais et Pontoise. II voulait gagner Paris à marches forcées et dans ce but, il descendit directement d'Amiens sur Compiègne et Creil, en s'appuyant sur la grande voie ferrée Creil, Arras, Paris, Amiens. C’est ce qui expliqua pourquoi c'est par la route de Monchy-Humières à Margny-lès-Compiègne que les Allemands arrivèrent à Compiègne. La première personne qui les aperçut fut un professeur du collège, qui avec l'insouciance particulière aux rêveurs, s'en était allé se promener sur les hauteurs qui surplombent Margny. Il était avec un ami et causait paisiblement lorsque dans l'étroit couloir que dessine la route filant toute droite entre ses deux rangées de peupliers, une troupe de cavaliers, nombreuse, marchant au pas de promenade lui apparut. L'un des deux promeneurs, à la vue des uniformes marron clair et des hauts bonnets à poil qui couvraient le chef de ces soldats, crut reconnaître en eux des Anglais. Mais un peu plus loin des casques à pointe se profilèrent, escortant une batterie d'artillerie qui ferraillait sur les pavés. C'était des troupes allemandes. Que faire? Reculer, s'enfuir? C'était risquer de recevoir des coups de fusil. Mieux valait faire contre mauvaise fortune bon cœur et continuer son chemin. L’officier qui marchait en tête de la colonne leur barra la route :
- C’est bien Compiègne, là ? dit il en excellent français
- Oui, au-delà de la rivière, mais au bas de la colline, c’est Margny
- Mais il y a un pont sur la rivière ? je ne le vois pas
- Vous ne pouvez le voir d’ici
- De quel côté est Paris ?
- Par là!
- Et Maubeuge ? (1)
- Par là !
- Y-a-t-il encore des troupes anglaises à Compiègne ?
- Nous n’en savons rien et nous ne sommes pas allés à Compiègne depuis deux jours.
- Et bien allez porter l’ordre aux maires de ces deux villes de venir nous remettre les clefs de leur commune.
Et se tournant vers un autre officier, l’Allemand le pria d’écrire sous sa dictée :
« Une division de cavalerie allemande est devant vos murs. Le commandant somme les maires de Margny et de Compiègne de venir avec deux notables lui apporter les clefs au bord de la ville. Tout refus de leur part serait immédiatement suivi de bombardement et de l’incendie de leurs villes »
Puis appelant les deux civils qui attendaient sur le bas-côté de la route, il leur tendit le papier en leur disant: « Vous avez une heure pour remplir votre mission. Allez ! ».
Le sort de Compiègne était entre leurs mains, les deux hommes s’empressèrent. A cinquante mètres de là, ils croisèrent un officier qui les fixant d'un œil grimaçant derrière le monocle, crut intelligent de persifler: « Vous allez porter un billet doux. Allons, enfants de la Patrie! Et où sont donc vos braves soldats ? Pas moyen d'apercevoir les talons d'un seul !»
Et le commandant de la batterie allemande, qui venait de prendre position sur le plateau, renchérit à son tour: « Dites leur bien ce que vous avez vu », dit-il en désignant ses canons braqués sur la ville.
"Les Allemands à Compiègne" d'A. Warusfel - la Gazette de l'oise - 15 janvier 1915 et suivants
(1) : les forts de Maubeuge résistent encore et sont entourés par l'armée allemandes; la ville ne se rendra que le 8 septembre, immobilisant de nombreuses troupes ennemies (NDLR)