La caisse municipale

L'une des premières réquisitions qu’imposèrent les  ennemis à la ville fut celle qui consista pour eux à faire main basse sur l'argent de la recette municipale (1). Cette opération qui aurait pu être fructueuse devait probablement  être, dans le plan ordinaire d'occupation d'une ville une des  premières à laquelle ils se livraient.
M. Boidard, l'excellent receveur des deniers municipaux pressentait d'ailleurs ce qui allait se passer car dès le samedi matinil avait cru devoir demander à la municipalité des ordres sur ce qu'il devait faire des sommes assez fortes qu'il possédait en caisse. On lui répondit de faire de son mieux pour mettre en sûreté l'argent de la ville.
La caisse municipale, à cette heure et durant les deux journées du dimanche et du lundi fut assiégée d'un côté par les agents comptables de l'octroi qui  venaient précipitamment se débarrasser de leurs fonds en caisse, et d'un autre part les agents de la ville désireux de toucher leurs appointements du mois. Les sommes rentrantes dépassèrent de beaucoup les sommes sortantes, en sorte que le receveur municipal, se trouva bientôt avec une cinquantaine de mille francs en caisse.
On n’attend certes pas que nous indiquions quel moyen employa M. Boidard pour mettre en sureté cette somme relativement énorme. Tout impossible que soit le retour des Allemands à Compiègne, il faut à la guerre tout prévoir, même l’impossible (2).
D’ailleurs le moyen qu’il employa était parfaitement licite et les ennemis eux-mêmes ne pourraient y trouver à redire.
Toujours est il que le lundi matin M. Boidard n’avait plus chez lui qu’une somme de quelques milliers de francs qui fondirent jusqu’au soir grâce à la venue des derniers employés qui désiraient toucher leur rétribution mensuelle. Dès le mardi matin à sept heures, M. Boidard qui guettait les Allemands en vit une troupe qui passait devant chez lui. Il crut avoir à faire à des hommes qui cherchaient un logement. Néanmoins il se tint prêt.
Une minute plus tard, on sonnait à sa porte. Plusieurs officiers escortés de soldats en armes entouraient un civil dans lequel M. Boidard reconnut M. Poilane, conseiller municipal.
-  C’est ici la caisse municipale ? demanda le chef de la troupe
-  Oui monsieur.
Les Allemands entrèrent.
Deux officiers s’assirent de chaque coté du receveur et alors commença l’interrogatoire.
-  Vous avez ici tout l'argent de la ville ?
-  Oui monsieur
-  Veuillez me le remettre !
-  Permettez-moi d’exiger de vous un mot signé du Maire me donnant ordre de livrer la caisse entre vos mains.
-  Ce mot est inutile, puisqu'un conseiller municipal nous accompagne, envoyé par la municipalité. Ouvrez votre coffre.
-  Le voici!
L'officier qui paraissait pressé prit l'ar­gent, le compta; il y avait 831 fr. 25.
-  C'est tout? dit-il d'un air mi figue mi raisin.
-  Oui, monsieur, répondit imperturbablement M. Boidard,  j'avais beaucoup d’argent hier; mais nous étions le 31 et j’ai payé environ 12 000 fr.
-  Nous arrivons trop tard, dit d’un ton dépité l’officier à son collègue.
M. Boidard dut cependant justifier de l’emploi des 12 000 fr qu’il indiquait.
Le receveur municipal dut sur le champ confectionner un bordereau en double exemplaire portant le détail des sommes qui étaient confisquées. Pendant ce temps, M. Poilane se morfondait à la porte, dans la rue entre deux soldats, baïonnette au canon. Deux autres Allemands gardaient le vestibule, deux autres enfin se tenaient dans le bureau même,  derrière le grillage. Détail intéressant : tous paraissaient harassés
de fatigue et somnolaient doucement. Mais la torpeur où les tenait la lassitude ne les empêchait pas de serrer avec amour sous leurs bras des pots de confitures qu'ils avaient dû voler quelques instants auparavant.
Pendant que l'officier qui paraissait remplir le rôle de comptable, entassait l'argent dans un sac, l’autre officier allait faire un tour à la cuisine de Mme Boidard, où il se fit servir du café sans sucre.
-  Vous avez des enfants, Madame? dit-il.
-  Oui, deux qui sont à la guerre.
-  Pas capout au moins !
-  Non, monsieur, heureusement. .
-  Oh! terrible guerre ! Moi aussi, petits enfants là-bas, ajouta l'Allemand en s’attendrissant.
Mais l'opération était terminée. Les Allemands se retirèrent et ne réparurent pas.
 
(1) : la recette municipale se situait 50 rue Carnot à Compiègne
(2) : Le texte a été publié en janvier 1915

"Les Allemands à Compiègne" de A. Waresfel - La gazette de l'Oise - 15 janvier 1915 et suivants