Le lundi 10 septembre, il y avait eu un grand diner dans un hôtel de la ville et on avait arrosé de vins fins et de champagne frappé la présence du grand personnage pour lequel le fameux et grand balayage de la ville avait été ordonné.
Après le repas, vers 9h du soir, l’un de convives, un jeune officier, légèrement « ému », se présenta chez M. Villette qui à ce moment s’entretenait avec M. Le Barbier
Ce militaire avait grande allure, c'était un bel homme et son uniforme décelait par sa coupe savante et la finesse du drap un officier de haut rang, si non déjà par le grade du moins par la naissance. II était d'ailleurs accompagné d'un officier âgé qui toujours placé derrière lui, gardait respectueusement le silence.
Etant entré, il s'adressa à M. Villette dans un très bon français, expurgé de tout accent, et demanda quel était le monument dans lequel il se trouvait.
- C'est l'hôtel de ville, répondit M. Villette.
Avisant la grande plaque de marbre qui se trouve dans le vestibule, et l'ayant lue rapidement, il interrogea d'un air dédaigneux
- Qu’est ce que c’est, M.Loubet?
- M. Loubet, répondit M. Villette, c'est un ancien président de la République.
- La République ? Nous ne connaissons pas çà.
- Nous, c’est notre gouvernement.
Abordant un autre sujet moins épineux, il demanda :
- Comment appelez vous le Maire de votre ville ?
- Notre Maire est absent, celui qui le remplace, c’est M. le baron de Seroux
- Baron! dit-il, ça n'existe pas en France, il n'y a qu'en Allemagne qu'existe une noblesse.
Cette réflexion, méprisante d'un étranger titré envers la noblesse française piqua M. Villette. tout plébéien qu'il est, et notre concitoyen répondit :
- Pardon, monsieur, il y a des nobles en France comme en Allemagne et des braves gens chez nous comme chez vous.
L'officier allemand se tut un instant, mais comme il voulait connaître l'état moral des Compiégnois, il interrogea encore et posa à brûle-pourpoint:
- Que pensez-vous de la guerre? Et comme M. Villette tardait à, répondre, il ajouta:
- Oh dites moi franchement votre façon de penser. J'ai 21 ans, je suis jeune, je suis riche et je ne viens pas ici pour me faire tuer.
- La guerre? répondit M. Villette, est regrettable car elle fait trop de victimes et ce n’est pas plus beau pour vous que pour nous.
- Oh moi je ne regrette pas la guerre, si ce n'est pour les dames et les demoiselles françaises que j'aime beaucoup.
Ayant dit, il se rengorgea et d’un air assez infatué, il posa à nouveau cette question :
- Quel âge m'c donnez-vous?
- 21 ans puisque vous me l'avez dit.
- On m'en donne toujours 27.
Et de fait, ce fort gaillard paraissait les avoir.
Aussi éprouvait-il certains besoins qu'il laissa deviner en demandant l'adresse d'une maison particulière ; mais M. Villette lui ayant dit que cet immeuble avait été saccagé et pillé, le jeune homme n'insista pas.
Mais il continua son interrogatoire.
- Que faites-vous là, dit-il, en voyant M. Villette s'occuper de ses comptes du bureau de bienfaisance.
- Moi, monsieur, je fais des choses plus intéressantes que la guerre, je m'occupe de secourir de pauvres gens qui sont restés trois jours sans pain puisqu'on l'a réquisitionné pour vos soldats.
- Trois jours! Oh, j'ai été plus longtemps sans en manger.
- Oui, mais vous aviez autre chose.
Et présentant M. Le Barbier que cette conversation intéressait au plus haut point, M. Villette ajouta :
- Et ce monsieur qui est là est le directeur d'un hôpital dans lequel il y a des vieillards de Verdun qui ont été aussi trois jours sans manger de pain.
Alors l'officier se tournant vers M. Le Barbier, lui dit:
- Voulez vous que je vous donne quelque chose pour votre hôpital?
- Oui, monsieur, répondit M. Le Barbier d'un ton assez sec.
Le jeune homme prenant son portefeuille en tira un billet qu'il remit à M. Le Barbier en lui disant:
- Voilà pour vos vieillards.
Et alors l'officier qui sa trouvait derrière et qui n'avait pas dit un mot pendant cet entretien, prit à son tour un billet d'une valeur moitié moindre et sans desserrer les dents l'offrit à M. Le Barbier.
Notre concitoyen qui ne voulait pas être en reste de politesse remercia et demanda son nom au jeune officier.
Celui-ci prit une carte, la tendit à M. Le Barbier qui lut:
BARON VON GELMETZ
On se salua et les deux officiers sortirent.
M. Le Barbier calcula la valeur des deux billets, elle se montait à environ 30 francs.
- C'est autant de pris sur nos 30 milliards qu'ils nous veulent !, dit en matière de conclusion M. Villette.
"Les Allemands à Compiègne" de A. Warusfel - La Gazette de l'Oise - 15 janvier 19156 et suivants