Ribécourt

Un habitant de Ribécourt nous a dressé cet intéressant récit de l'occupation ennemie dans ce chef-lieu de canton :

« Ce fut le dimanche 30 août 1914, vers 5 h. 1/2, que les premiers Allemands firent leur entrée à Ribécourt. Ils étaient au nombre de onze venant de la direction de Chiry-Ourscamp, à cheval, longeant les maisons aux portes fermées ; d’autres uhlans, au nombre de huit, arrivant de la direction de Cambronne, croisèrent les premiers et entrèrent à Ribécourt, du côté de la gendarmerie.
Leurs allées et venues durèrent jusqu’à la tombée de la nuit. Celle-ci venue, les Allemands en profitèrent pour se masser et se grouper au centre du pays sur la place, autour de la mairie, à la poste, à l'église.
La nuit même, ils commencèrent leurs déprédations, ils allèrent à la gare, visitèrent la halle aux marchandises et blessèrent à coups de fusils, tirés à bout portant, le garde barrière Catoire. Ils firent conduire le blessé à l'hospice de Noyon, où il subit l'amputation d'une jambe. Depuis, on est sans nouvelles de lui.
Le lendemain lundi, les Allemands passèrent en nombre et sans interruption suivant la direction de Paris et se divisant pour prendre le chemin de Bailly Ils saccagèrent le bureau de poste, coupèrent les fils téléphoniques, télégraphiques. A la gare, ils s'attaquèrent aux sémaphores, aux aiguillages, jusqu'aux rails qui furent enlevés et jetés pêle-mêle sur las voies.
Durant trois jours, ce fut un passage ininterrompu de troupes formant un interminable cortège comprenant voitures de tous  genres,  autos, camions-autos, wagons-poste sur route, cyclistes, cavalerie, artillerie, voitures de ravitaillement, voitures de livraisons enlevées sur leur route, de munitions, etc., etc.
La journée du lundi fut marquée par l'incendie de la maison Caille, rue de Marly, par le pillage de la plupart des maisons habitées ou non, par la mise à sac des magasins de la localité, notamment  Desjardins, Delépine, Chambert, Regnault, Buchart, Margottet, de l'Economat français, du bureau de tabac, des boucheries Demarey et   Boursy, de la charcuterie Cottret, de la pharmacie Pe­tit, des cafés et hôtels-restaurants Poi­rier, Retoret, François et Boufflers, des maisons de commerce Poirier, Devillers-cycles; sans  oublier la maison Pourvoyeur, vins en gros.
Très peu de maisons furent épargnées ; dans la plupart des habitations, notamment chez les absents, que la peur avait fait fuir, les meubles furent brisés et fouillés, le linge emporté ou jeté pêle-mêle sur le sol ou le plancher.
Par les usines demeurées ouvertes, l'aspect était des plus lamentables à voir. Toutes les maisons sans exceptions, tant à l'aller qu'au retour de la vaine  tentative allemande sur Paris (Parisse comme ils prononçaient), reçurent la visite de l'ennemi qui opéra des perquisitions minutieuses. Tous les Allemands posaient la même question en entrant : "Tabac, cigarettes ?" Beaucoup demandaient du pain, la faim les irritait et il n'eût pas fait bon de laisser sa miche caché. Ce qu'ils ont pris de bouteilles de vin dans les caves est inimaginable. Ils cassaient les goulots pour avaler plus vite et se mettaient aussitôt à courir pour rattraper la colonne, jetant les bouteilles vides, et parfois même à demi-vides, sur les bas-côtés de la route.
Du jeudi 3 septembre au lundi 7 septembre, il y eut accalmie. Le passage des troupes sa ralentit et même s'arrêta. Mais à leur retraite on les vit revenir en nombre, s'arrêtant à Ribécourt, retrouvant leurs campements de  logements et se montrant de la plus grande exigence.
Le samedi 12 septembre, ils firent appeler le Maire et le curé Doyen à la mairie et leur dirent qu'ils les gardaient prisonniers-otages.
Ils leur firent parcourir les rues de Ribécourt escortés d'une douzaine de soldats marchant baïonnette au canon, précédés d'un chef ventru qui s'exprimait assez correctement en français et qui prononçait tous les dix mètres, distinctement, les phrases suivantes: « M. le Maire et M. le Curé sont faits prisonniers-otages. S'il est fait du mal à nos troupes, ils seront fusillés et le village incendié. Laissez vos portes ouvertes la nuit. » 
Il est impossible d'exprimer la frayeur causée par ce spectacle inoubliable. La nuit se passa cependant sans incident et les otages furent relâchés le lendemain. Les Allemands continuèrent leur occupation logeant sans nombre chez les habitants, hommes et chevaux, y amenant ou paille, ou avoine, ou blé non battus, le tout chapardé dans les granges des fermes du pays.
Du 12 au 15 ces Allemands campés à Ribécourt y firent séjour et se préparèrent à la défense. Ce ne fut que le lundi 14 au matin qu'apparurent les premiers soldats français : des chasseurs à cheval et des cuirassiers, suivis le mardi 15 de marocains venus pour chasser l'ennemi.
Le mercredi 10, les armées se sont trouvées en présence, les obus se sont croisés, l'église fut bombardée, la mairie et les archives, l'école des garçons furent incendiées.
Le jeudi 17 les troupes françaises ont dû combattre à 50 mètres de l'ennemi, rencontre au cimetière de Ribécourt, Malgré tous les efforts elles durent battre en retraite.
Les Allemands en profitèrent pour reculer jusque Cambronne et Béthencourt et s'installer sur la montagne de Ribécourt.
Le vendredi 18 septembre grand combat à Béthencourt dans les rues, dans les maisons, dans les greniers, ce fut un véritable carnage, un corps à corps infernal.
Le samedi 19 les habitants de Ribécourt furent réveillés vers 5 h. 1/2 du matin par des patrouilles qui firent évacuer les maisons et partir les habitants, sans explications.
On fit entrer les habitants dans l'église où ils furent gardés par 5 ou 6 sentinelles  qui s'approchaient  d'eux assez souvent pour essayer de surprendre les conversations. Je fus du nombre et à environ 200 nous connûmes la captivité, privés de nourriture, car bien peu avaient pris quelque réconfortant, vu l'heure matinale.
Le curé, secondé de sa digne mère et de son bon père, se sont dévoués ; ils ont, sans penser au lendemain, épuisé leur réserve de chocolat, œufs, cacao et charbon de bois. Ils ont fait cuire des pommes de terre que l'on se distribua de l'un à l'autre. Il ne manquait que le pain et le sel. Cela s'est répété deux ou trois fois la journée.
Pendant ce temps la canon grondait et faisait ses ravages sur nos habitations ; les Allemands continuaient leurs pillages. La nuit vint, il fallut songer à sommeiller.
On se groupa sur les marches des autels, on s'adossa les uns près des autres, on ronfla en chœur; on s'éveillait fréquemment et c'était toujours le même spectacle.
Chacun dut faire ses réflexions intérieures, mais en s'abstenant de les communiquer pour ne pas éveiller de panique ; on était réellement inquiet. Le côté opposé à la sacristie avait été improvisé en W.C.
Le 20 septembre, le jour parut. Six heures du matin s'annoncèrent, on se questionnait du regard. Qu'allait-on faire de nous ?
L'un de nous se risqua d'aller voir les sentinelles et de leur demander si on pouvait s'en aller. Avec un regard méchant, l'Allemand répondit : « Encore rester. »
Que dire, que faire, attendre ? C'est ce que l'on fit. Vers huit heures plus de sentinelle, un hardi s'avance et revient. Il se retourne, sort et vient dire qu'il n'y a aucun mouvement dans la rue. Deux ou trois se risquant dehors ; il semble qu'il n'y a plus à avoir de crainte.
Chacun fut d'avis de partir ; sur ce point pas de discussion ; chacun prit son paquet et sortit ; il ne resta personne dans l'église.
Nous rentrâmes chez nous dans le calme parfait, certains purent constater que leur maison avait été respectée, d'autres connurent la suite du pillage ; pour midi tout était calme.
La canonnade avait obligé l’ennemi à se retrancher et ce fut peut être pour nous empêcher de le voir fuir qu’il nous avait enfermés dans l’église. »
 
Extrait du Progrès de l’Oise du 13 décembre 1914