1914 en Allemagne, témoignage d'un compiégnois

Le Progrès de l'Oise a fait paraitre en avril 1915 le récit d'un jeune Compiégnois de 16 ans qui témoigne de la mobilisation d'août 1914 en Lorraine allemande alors qu'il fait un séjour linguistique dans un village.
Il y raconte la puissance de l'armée allemande, mais aussi les exactions dont souffre la population locale, bien que non considérée comme ennemie. Caché par ceux qui l'accueillent, il est probable qu'il n'a pas assisté à ces terribles évènements; la censure française n'a pas supprimé cette partie du texte qui correspond bien à l'idée du Teuton qui se comporte comme un sauvage bien développé par la propagande; en revanche, à la fin du témoignage, lorsqu'il semble douter de notre succès final, le texte a été censuré (NDLR)

Sept mois en Allemagne

Un de nos jeunes compatriotes, M. Gabriel Dufeux, fils du sympathique horticulteur de la rue Saint-Germain, nous envoie la relation de son voyage... de vacances ?  en Allemagne, Nous le reproduisons avec le plus grand plaisir.
 
"J'étais parti de France le 24 juillet avec l'intention d'aller en Lorraine (1) me perfectionner dans la langue allemande
A mon arrivée au village de F..., les esprits étaient déjà surexcités. Partout, des cris de mort étaient proférés et les retraites aux flambeaux se multipliaient. De nombreux réservistes se dirigeaient vers la gare où passaient sans cesse des  trains bondés de soldats. Je demandai avec inquiétude quelle était la cause de tout ce mouvement ; on m'expliqua assez vaguement qu'il se préparait en Alsace de grandes manœuvres. Quelques jours après, l'épouvantable nouvelle m'était annoncée; la guerre était déclarée. Impossible de partir sans  courir le risque d'être fusillé ou emprisonné ; il ne me restait plus qu'une seulechose à faire : attendre.
La mobilisation qui se fit avec une rapidité foudroyante me donna déjà une  idée de la puissance de l'armée allemande. Jour et nuit, dans notre village, le pas  cadencé des fantassins résonnait sur le pavé. Mon cœur se serrait à ce vacarme et je me demandais avec anxiété si l'Armée française allait pouvoir supporter cette avalanche d’hommes.
Bien que la vente des journaux français fût interdite, j'appris avec bonheur que la France n'était pas seule et que la Russie, l'Angleterre et  la Belgique lui donnaient la main.
Les journaux allemands nous annoncèrent de suite victoire sur victoire. Après la chute de Liège, c'était celle de Namur et d’Anvers; leurs armées avaient investi Verdun et marchaient sur Paris ; déjà leurs hordes triomphantes saluaient de leurs hourras la Tour Effel qu'ils apercevaient dans le lointain. L'enthousiasme croissait dans des proportions inouïes, tout le monde s'engageait pour la marche triomphale à traversla France et aussi pour rapporter force butin. Plus d'un million et demi d'hommes et de jeunes gens se sont, paraît-il, enrôlés en moins d'un mois.
Le Kaiser faisait tout pour conserver chez son peuple cet état d’esprit. Krupp, disait on, fabrique des obusiers ayant jusqu'à 50 mètres de long et qui peuvent anéantir à 30 kilomètres les forts les mieux bétonnés.
Au village, j'ai surtout vu des Prussiens ; à part le vol et le pillage qu'ils considéraient comme étant de droit, ils se montraient assez corrects avec les gens. Mais, quand par malheur, une troupe de Bavarois stationnait dans le pays, c'était des scènes épouvantables ayant pour acteurs des ivrognes. Officiers et soldats passaient sous mes fenêtres en titubant et en emportant une bouteille sous chaque bras; tout leur était bon: vin, Champagne, eau-de-vie, alcool à 90°, eau de Cologne même. Alors ces brutes blessaient et tuaient avec un plaisir sadique. Un jour, un prêtre soupçonné d'avoir entretenu des relations avec les Français, est arrêté ,garrotté avec la dernière violence et sans autre forme de jugement, est pendu par les pieds, attaché à un arbre et arrosé de pétrole.  Quelques minutes plus tard, malgré les protestations du maire et de l'instituteur, le malheureux n'était plus qu'une torche vivante autour de laquelle les Bavarois dansaient comme des démons.
Autre fait : Une jeune femme, accusée d'avoir donné des renseignements à l'ennemi, est traînée par les cheveux sur la place publique et là, après un court interrogatoire, devant les habitants épouvantés, un fou furieux lui ouvre le ventre d'un coup de baïonnette, puis dans l'horrible blessure introduit une cartouche de dynamite et fait sauter la malheureuse aux applaudissements de la soldatesque.
Des scènes révoltantes de ce genre avaient lieu assez souvent.
A chaque fois que ces soudards arrivaient au village, j'étais moi-même obligé de me cacher des jours entiers dans une chambre obscure, soit dans un grenier derrière des tas de fagots.
L'enthousiasme du débat cessa quelque peu après la bataille de la Marne. Les journaux montrèrent cette retraite comme une simple tactique faite pour attirer les Français dans un piège, mais le public les crut sans enthousiasme.
Cependant le travail de défense commençait et se poursuivait jour et nuit. Des équipes d'ouvriers construisaient de nouveaux forts et creusaient des tranchées un peu partout. Les quelques retranchements que j'ai aperçus sont formidables, partout cimentés et protégés par d'immenses réseaux de fils de fer barbelés. De grandes caves souterraines larges et spacieuses sont aménagées pour recevoir des stocks de munitions et d'approvisionnement.
La lutte sera chaude en cet endroit car la défense y est fort bien préparée.
La famine se fait moins sentir dans les villages que dans les grandes villes. Quelque temps avant mon départ, nous avions encore chaque jour une ration suffisante de pain K. J'ai également goûté au pain K K (2) : c'est une mixture immangeable.
J'ai vu également les autorités faire des perquisitions et ramasser tout le cuivre disponible, ce qui indique bien que nos ennemis manquent de ce métal.
Après des démarches sans nombre de mes parents et d'un ami dévoué, près des diverses chancelleries, et aussi à cause de mon âgé de 16 ans, j'appris un beau jour que j'allais pouvoir enfin fouler à nouveau le sol de ma patrie et consoler mes pauvres parents dont je m'imaginais l'angoisse mortelle.
Avec l'appui du consul d'Espagne, j'obtins un passeport de l'autorité civile alors que l'autorité militaire me l'avait refusé.
A la frontière, après avoir été fouillé minutieusement, je fus enfermé dans un humide cachot pendant six heures. Je n'en ai jamais su le pourquoi. Enfin, relâché, je pus prendre le train pour la France en traversant les magnifiques panoramas suisses.
De mon triste séjour là-bas, ---------texte censuré-----------, mais je pense que nous les vaincrons quand même avec beaucoup de patience et de courage. J’ai remarqué aussi avec un grand plaisir l’attachement des vieilles populations lorraines pour leur patrie perdue et qui sera bientôt retrouvée."
 
G.D., élève au collège de Compiègne

Extrait du Progres de l'Oise du 9 avril 1915


(1)-  Une partie de la Lorraine est allemande depuis 1870
(2)- Tout d’abord l’Allemagne bluta la farine à  90%, puis elle inventa le pain K (Kriegsbrot), composé  de 70 % de farine de froment blutée à 90 % et de 30 % de seigle à  95%, bientôt mêlée  de 5 à 15 % de  farine de pommes de terre.  Ensuite ce fut le tour du pain KK (Kartoffelkriesggbrot) dans lequel  se trouvent  35 % de pommes de terre. Pains lourds, indigestes et que peu d’estomacs supportent, malgré les encouragements des hygiénistes allemands…