Serait-il nécessaire de retracer ici un tableau de la situation européenne, avant d'en arriver aux événements qui marquèrent le début de la guerre ? Nous aimerions mieux entrer tout de suite dans le vif du sujet, disposer seulement sur cette première page les couleurs assombries des derniers mois de la paix, indiquer l'ignorance où l'on était des complications extérieures et de la volonté qu'avait la France d'éviter à tout prix la catastrophe. Qui pouvait y croire, en vérité ?
Mais voici qu'au galop, crachant le feu et le sang, arrive la bête de l'Apocalypse. Aux quatre coins du monde les nuages s'amoncellent, alourdissant l'horizon. L'implacable destin s'accomplit déjà.
Quel effort faut-il faire pour évoquer ces heures lourdes ? Je vois l'anxiété peinte sur tous les visages, je devine l'inquiétude qui ronge tous les cœurs, je vois les malheurs d'hier se dresser à nouveau, comme s'ils voulaient se défendre de l'oubli.
1914 ! Année terrible d'où datent nos épreuves. Pourrai-je jamais remuer ces larmes anciennes et ces sanglots pour en faire un livre du souvenir ?
Voici Compiègne si calme dans sa vie tranquille. Voici l'animation paisible de ses habitants, la quiétude de ses bourgeois, l'orgueil de sa garnison, l'élégance des avenues, l'ancienne vie, enfin, du bon temps d'autrefois. Comme notre siècle a marché vite! Déjà nous ne reconnaissons plus notre ville et il était utile d'esquisser le décor avant que d'en décrire le bouleversement. C'est au-dessus de cela que planait le malheur.
Le tocsin de la mobilisation générale demeurera dans toutes les mémoires. L'événement, prévu depuis quelques jours, frappe cependant des oreilles surprises qui ne peuvent croire à ce qu'elles redoutaient. Seul, un miracle pouvait arrêter le conflit : il ne s'est pas produit.
La foule, électrisée, dans un sursaut magnifique de patriotisme accueille la terrible nouvelle presque avec soulagement. Dans les rues, on voit des gens pleurer, comme si tout s'était écroulé à leurs yeux au moment où le tocsin répétait son appel pathétique. Des femmes, serrant contre elles leurs enfants, se hâtent de rentrer chez elles pour s'abandonner à leur douleur. Pas un cri, pas une récrimination ; une résolution froide et solennelle. L'égalité s'est faite subitement, tous les hommes se sont retrouvés des hommes, sans distinction. L'heure du danger voit s'accomplir un miracle, celui de la réconciliation des adversaires, car les cœurs battent à l'unisson avec les clochers de France.
C'est donc le 1er août 1914, un peu après quatre heures et demie du soir que le tocsin de l'hôtel de ville de Compiègne annonce la mobilisation générale. Les cloches de Saint-Jacques, d'une voix plus grave et plus pressante encore, sonnent à la volée. L'heure est inoubliable.
Immédiatement, les abords de l'hôtel de ville, où l'on vient d'afficher l'ordre de mobilisation, sont envahis. Chacun court aux nouvelles. Le travail est interrompu dans les ateliers et les maisons de commerce. Les uns circulent de groupe en groupe. Les autres demeurent stupéfiés à l'endroit où le coup les a frappés.
Le samedi, jour de marché à Compiègne, avait amené beaucoup de gens de la campagne. On les voit, se hâtant vers la gare, après avoir abandonné leurs occupations. La circulation dans les rues augmente d'instant en instant, mais le calme étonnant de la multitude renseigne sur son sentiment.
Les habitants des quartiers lointains affluent vers le centre et les groupes se réunissent, formant une foule immense qui commente l'événement.
Les fameuses affiches blanches qui dormaient depuis si longtemps en réserve sont apposées et chacun peut en prendre connaissance à son aise. Nul n'ignore que « Le premier jour de la mobilisation commence le deux août ».
C'est la guerre !
C'est tout au moins la dernière précaution avant d'en venir là. Et s'il faut se battre encore une fois avec les Allemands, nos soldats le feront avec une générosité toute française, car on souffrait vraiment trop des humiliations répétées et c'est une vieille querelle qu'il importe de régler définitivement. Il fallait bien s'attendre à voir éclater l'orage dont on était menacé périodiquement presque chaque année. De toute façon, avec les procédés nouveaux, une guerre entre grandes puissances ne peut pas durer bien longtemps...
Ceux qui ont entendu sonner la mobilisation générale ont senti passer le souffle de la Patrie. Le tocsin a réveillé en eux l'amour de la France qu'une longue période d'abandon national n'avait pu effacer. Les plus indifférents ne reconnaissaient plus leurs sentiments. Jamais, ceux qui ont vécu cette heure ne devraient l'oublier...
Les départs imminents, déjà s'organisent. On consent d'avance au sacrifice, sans se douter de son étendue... La guerre est toute proche, on en a parlé comme d'une chose inévitable et l'on s'est rendu compte dans les jours précédents, que les précautions se multipliaient.
Voici que l'on s'est repris, que les larmes ont été séchées, qu'un mâle courage anime les hommes et que chacun veut dissimuler son sacrifice pour rassurer ses proches.
Ceux dont le départ n'est pas immédiat vont accompagner à la gare les hommes des classes plus jeunes et les soldats sont fêtés avec un enthousiasme indescriptible, dans le long crépuscule d'été.
Deux jours auparavant, le jeudi 30, la musique du 54e d'infanterie avait donné son concert comme d'ordinaire. On n'ignorait pas que le régiment devait s'embarquer au cours de la nuit suivante à destination de l'Est. Les compiégnois avaient assisté plus nombreux que de coutume à ce concert d'adieu, car la garnison de Compiègne, orgueil de la ville était aimée de toute la population.
Le 54° d'infanterie, le 5° dragons et le 3° groupe cycliste du 18° bataillon de chasseurs à pied recevaient le lendemain leur ordre de départ.
Durant toute la soirée, la foule avait stationné place de la gare, sur le pont, ainsi que sur le boulevard du Cours, dans l'espoir de voir partir les soldats... Ce fut en vain, car le premier escadron de dragons ne partit que sur le matin, vers quatre heures.
Avant la matinée du samedi, à six heures, le premier bataillon du 54 présentait son drapeau, après s'être rangé devant les nombreux compiégnois levés à cette heure matinale, tandis que la musique se faisait entendre pour la dernière fois. Les jeunes fantassins défilèrent au milieu d'une haie de parents, d'amis et de curieux venus les acclamer avant le départ. (Document)
Deux autres bataillons du 54, les trois derniers escadrons de dragons et les cyclistes du 18° chasseur s'embarquèrent à leur tour. Les trains spéciaux étaient tenus prêts depuis quelques jours à Ourscamp et à Ribécourt. Et le matin même du samedi, les propriétaires de chevaux et d'attelages avaient été invités, en raison de la situation, à mettre ceux-ci à la disposition de l'armée. Il ne s'agissait pas encore de réquisition, mais d'une simple mesure de précaution (1).
Mais on pense bien que, plus encore que les jours précédents, la gare est transformée en foire aux nouvelles. On y vient accompagner les partants et s'arracher les journaux de Paris, pour déchiffrer entre les lignes tout ce qu'ils ne peuvent dire. Les oracles sont consultés vingt fois dans la journée. On remarque lé grand nombre d'officiers qui circulent en auto. Des fantassins en bicyclette portent des ordres dans toutes les directions, le képi recouvert du manchon bleu. Que penser de tous ces préparatifs, que déduire des instructions multiples ou des nouvelles sûres qui circulent de bouche en bouche, en se déformant un peu davantage à chaque transmission. Les mieux informés ne sont pas, en cette occasion, les plus loquaces, ni les moins affairés.
(1). Mesure de précaution. Quelques boulangers virent leur cheval dételé et leur voiture abandonnée sur la voie publique