Depuis quelques jours, l'aspect de la ville est plus vivant ; des rentrées se sont effectuées, aussitôt que l'on a appris le recul de l'ennemi et la libération de Compiègne. Bon nombre d'habitants qui s'étaient mis à l'abri dans les environs sont revenus dès le lendemain. Le chemin de fer, les jours suivants, a ramené en sens inverse ceux qui avaient préféré fuir devant la horde allemande, et l'animation des rues se ressent de ces retours. Le commerce reprend timidement et, sans encore constituer des stocks dans leurs boutiques dégarnies par les réquisitions, les commerçants peuvent fournir à nouveau les denrées nécessaires à la vie, depuis que le service des expéditions est repris en partie par la Compagnie du Nord.
Ceux qui sont restés mettent leur point d'honneur dans cette marque de courage. Ceux qui sont partis avec toutes sortes de bonnes raisons, sont revenus, un peu honteux d'avoir abandonné le pays puis ont expliqué que nul ne pouvait prévoir que les Allemands seraient moins barbares qu'à Senlis, par exemple, qu'ils ont incendiée et dont ils ont fusillé les otages. C'est actuellement le grand point de discussion et chacun raconte ses impressions et ses malheurs, soit sous la menace allemande, soit au hasard de la grande route, après la fuite précipitée dans une brusque résolution.
Quoi qu'il en soit, on se remet au travail avec ardeur et les maisons pillées sont refermées après avoir été sommairement débarrassées des restes de la « Kultur » allemande.
Les trains de troupe ont repris et l'on sait que le 13e corps va être amené d'un seul coup pour précipiter le départ de l'ennemi. Les zouaves et les turcos, nombreux dans la région, tremblent de froid depuis que la température s'est rafraichie. Des goumiers attirent toutes les curiosités, avec leurs charriots et leurs mules bizarrement harnachées. Ce sont là des petits divertissements d'une période troublée. Enfin, la poste est rétablie, mais pour Paris seulement.
Dans la nuit du 16, un violent combat ayant eu lieu aux environs d'Elincourt-Sainte-Marguerite (1), d'interminables files de voitures de tous modèles, remplies de blessés, arrivent à la tête de l'étroite passerelle jetée hâtivement sur l'Oise, pour remplacer le pont de bateaux détruit au départ des Allemands et il faut décharger les brancards au bord de l'eau, leur faire franchir à bras la passerelle, puis les recharger sur l'autre rive dans de nouvelles voitures. Il faut attendre l'arrivée d'une compagnie de Génie qui doit établir un passage sur des pontons de l'armée.
Le 17, un nouveau changement est intervenu dans la direction des hôpitaux de la Croix-Rouge; ils deviennent annexes de l'ambulance 8 du 13e Corps et sont, par conséquent, placés sous les ordres du médecin-chef de cette ambulance, le rôle de la Croix-Rouge se bornant à fournir personnel et matériel.
Le Docteur Marcombes prend la direction du Service de Santé de la Place. Il organise la base de ce service au Collège (ambulance 8/13) où se font la réception et le triage des blessés venant du front.
On y hospitalise les blessés destinés à une évacuation rapide et les non transportables. Le pavillon (militaire de l'hôpital général et la Compassion (hôpital 34) transformés en ambulance reçoivent de grands blessés pour interventions immédiates. Les hôpitaux auxiliaires 30 et 105 reçoivent les malades. Les éclopés sont hébergés au haras et aux anciennes casernes d'Infanterie. Le relai d'ambulance par mulet se fait sur la place du Palais. Les blessés, chargés sur les cacolets (2) sont amenés au collège par ce moyen pratique.
Douze médecins militaires et deux compagnies d'infirmiers viennent renforcer les cadres du personnel sanitaire. Le colonel Rostan, ancien major du 54, dirige l'ambulance de la gare, assisté du Professeur Langlois. Le Docteur Villechaise est médecin-chef de la Compassion, devenue centre chirurgical. L'hôpital Saint-Joseph, après quelques jours de service mixte, est réservé aux contagieux. Le Collège voit passer dans son service d'évacuation 3 ou 4.000 blessés en quelques jours.
Les nouvelles n'étaient pas bonnes, le matin et la panique reprend ceux qui ne sont pas braves, si près du danger. Solidement retranchés entre Machemont et Lassigny dans les carrières et les champignonnières qui dominent les vallées de l'Oise et de l'Aisne, les Allemands défient tous nos assauts. On se bat à Dreslincourt, à Machemont, à Ribécourt, à moins de 15 kilomètres en somme de Compiègne.
Dans les villages, pris et repris à la baïonnette, les pertes sont grandes de part et d'autre, et l'on prévoit que la lutte sera encore chaude pour arriver à déloger l'ennemi. Mais, vers le soir, le communiqué est plus rassurant. Les Allemands reculent un peu, sauf sur l'aile droite, celle qui, précisément, menace Compiègne. Si le 13e Corps pouvait enlever Noyon, l'ennemi serait débordé, car déjà, la cavalerie pousse des patrouilles jusqu'à Fayet, aux abords de Saint-Quentin. Mais partout nos armées se heurtent à une solide ligne de défense, jalonnée par la forêt de Laigue, les plateaux de Vrégny et de Craonne et le nord de Reims. Le Chemin des Dames nous a déjà coûté beaucoup de monde. Le massif de l'Aisne ne sera pas emporté et le voisinage odieux ne sera pas supprimé de sitôt. Ceux qui ne se sentent pas l'énergie de rester à si brève distance de la bataille, se disposent à émigrer dé nouveau, prenant, cette fois, plus de précautions avant le départ. Les Allemands poussent une très forte offensive au nord-ouest de Compiègne en direction de Vandelicourt, Monchy, Baugy. La lutte va s'engager, très violente, sur Lassigny et Roye.
Cependant, on n'a entendu aucun coup de canon dans la journée. Mais les convois de blessés sont passés nombreux durant la nuit et le matin, à la vue des caissons d'artillerie venus en ravitaillement à la gare, on a pu croire à un nouvel embarquement.
Le quatrième régiment du Génie, qui a monté un pont à Choisy vient renforcer le passage de l'Oise avec ses pontons et l'on démonte la passerelle qui menace ruine.
Et voici que le 18, à la pointe du jour, le canon tonne furieusement dans la direction de Ribécourt. Les blessés sont ramenés en charrettes. A la gare, on débarque de l'Infanterie coloniale du Maroc, des tirailleurs algériens, des tirailleurs sénégalais, des chasseurs d'Afrique avec deux régiments de spahis qui descendent de Carlepont et viennent au repos dans les environs. Le 13° Corps, particulièrement éprouvé en Lorraine, est privé de la plus grande partie de ses officiers. Les uniformes de toutes couleurs donnent une note gaie dans le paysage de tristesse où l'on sent planer la mort.
1. Communiqué officiel français du 16 septembre : Le front est jalonné par la région de Noyon, les plateaux au bord de Vie-sur-Aisne et de Soissons, le massif de Laon, les hauteurs au Nord et à l'Ouest de Reims.
2- Sièges à dossier, en osier, fixés sur une armature adaptée au dos d’un animal porteur (cheval, mulet, âne, etc.), pour le transport de deux personnes