Page 20/24


Mais le 19, Compiègne est, à nouveau, isolée, du monde : plus de journaux, plus de train. Le chemin de fer est exclusivement réservé à la troupe. En revanche, ce jour-là, la poste, rouvre officiellement ses guichets. La canonnade se fait entendre le matin et dans le courant de l'après-midi. Tout le quatrième Corps traverse la ville. Il s'est battu depuis 5 jours sous la pluie à Attichy et vient d'être relevé sur le front par le deuxième Corps. L'artillerie s'installe au champ de manœuvre et aux nouvelles casernes. La gare reçoit, de nouveau, des tirailleurs sénégalais mais l'artillerie arrive par la route après avoir débarqué à Longueil-Sainte-Marie, pour plus de sécurité. Sur la ligne de feu, Carlepont a été bombardée à outrance, et nous avons dû, ce jour-là, abandonner Caisnes et Cuts pour permettre à la division de se refermera à l'arrière.

Le 20 septembre, dès trois heures du matin la canonnade fait rage. Dans la matinée, le chemin de fer débarque un fort contingent de fusiliers-marins.
Les jours suivants se passent, parfois coupés d'une pluie d'orage. Le mouvement des trains de troupe s'amplifie. Les hôpitaux sont emplis de blessés, amenés rapidement du champ de bataille. On reprend, le 24, le service des trains de voyageurs pour Paris.
La guerre, jusqu'à présent, devait être de courte durée. On se l'était imaginée un peu comme un grande manœuvre, au prompt dénouement. Le jeu de hasard apportait ses surprises, mais la plus forte de toutes, après l'envahissement brutal, après le sursaut de la bataille de la Marne, fut assurément le prolongement de la campagne d'hiver, lors de la fixation du front. Une tactique nouvelle présidait aux opérations militaires. La guerre devint donc, dès ce moment, un fléau immense dont on ne voyait plus la fin.

Au début, l'armée française, peu instruite des procédés que l'on employait contre elle, s'adapta par nécessité à la guerre de tranchée. Stabilisée, la bataille perdait de son prestige de grande manœuvre. Les Allemands sont fixés au Nord-Ouest de Noyon. Voici que l'on commence à se battre pour un pouce de terrain, pour un village, pour Ribécourt, pour Pimprez, pour le pont de Bailly, pour Tracy. Alors que l'on voudrait savoir, tout se passe dans le silence, avec la même consigne, qui est de tenir, pour les troupes qui occupent le secteur. Les journaux sont muets se bornant à reproduire les communiqués officiels. Des trois organes régionaux que possédait Compiègne, seul le Progrès de l'Oise a repris le cours de sa publication. Son format, diminué de moitié sur une seule feuille, ne lui permet pas de grands commentaires et il se bornera à reproduire les nouvelles locales que lui permet d'annoncer la censure. On sent que l'effort de nos chefs se porte sur l'aile gauche plus menacée... La guerre de mouvement est terminée. Adieu, les randonnées magnifiques, voici le boche qui se fixe solidement et s'accroche sur le sol de France d'où l'on avait espéré, pendant quelques mois le chasser définitivement. Il est bien décidé à ne pas lâcher sa proie, se ressaisissant après l'étourdissement de l'heureux coup de la Marne où son État-major infaillible qui avait tout prévu s'est trouvé en défaut  où l'armée française qu'il avait jugée bien légèrement, a montré sa valeur, sa tenace énergie et le sang-froid de ses chefs.

La vie de Compiègne va se lier intimement à la vie du front. C'est, en effet, la plus proche ville où se fait le ravitaillement du secteur de Noyon. A certains jours, les rues ressembleront à un vaste parc d'artillerie et, pour faciliter le passage des grosses pièces, il faudra consolider à la hâte le pont provisoire.
Le civil, peu à peu, prendra la mentalité du soldat, partageant avec lui l'espoir de la victoire rapide ; la monotonie des jours amènera chez lui l'accoutumance du danger. On oublierait donc la présence immédiate de l'ennemi, si le 29 septembre, à la fin de l'après-midi, vers six heures, un « taube » ne venait lâcher quatre bombes coup sur coup après avoir fait ses évolutions au-dessus de la ville en toute tranquillité ? L'émotion n'est pas bien grande, malgré la surprise de ce nouveau genre d'attaque. On vient curieusement se rendre compte, à l'entrée de la rue Saint-Nicolas, rue Biscuit, à la Brasserie Ancel, rue de Pierrefonds (cour Boyenval) et avenue Royale, entre les deux socles de statues.
On comprendra cependant sans peine l'émotion des habitants quand, le lendemain, à 10 heures du matin, au moment de l'arrivée des journaux de Paris, un nouvel avion est aperçu à quelques cents mètres de hauteur. Et chacun de se réfugier au plus vite à la vue de l'oiseau dangereux, tandis qu'éclatent des coups de feu dans sa direction. Le « taube » présumé, après avoir plané au-dessus de Margny, s'en vient atterrir au camp d'aviation de Corbeaulieu et peu après, la preuve était faite que l'on avait affaire à un anglais qui, après avoir effectué une reconnaissance au-dessus des lignes, cherchait un terrain d'atterrissage.

A ce moment, l'attaque sur Tracy bat son plein. L'autorité militaire fait évacuer d'office les villages voisins et la colonie des réfugiés s'augmente d'un nouveau contingent. La misère de ces pauvres gens est navrante. Beaucoup sont partis sous le bombardement sans pouvoir emporter grand chose, sans même un peu de linge. Ils sont terrifiés par les scènes dont ils ont été témoins. Quand les Allemands se sont trouvés dans la nécessité d'abandonner Ribécourt, ils enfermèrent dans l'église où tombaient les obus tout ce qui restait d'habitants, femmes, enfants, vieillards, environ 150 personnes. Ils les y laissèrent 24 heures sans leur donner à boire et à manger et, pendant ce temps, débarrassés de témoins gênants, ils pillèrent à leur aise les maisons, emportant dans leurs fourgons tout ce qu'ils trouvaient à leur convenance.
D'autres misères ont sollicité les Pouvoirs publics : les femmes des soldats mobilisés, se trouvent maintenant sans ressources, la campagne se prolongeant, et il leur est distribué des secours sous forme d'allocations.
La Place fait réquisitionner les bicyclettes dont la nécessité n'est plus démontrée. La crainte des espions fait restreindre les facilités de communication avec les environs et il est interdit de circuler sans laissez-passer en dehors de la ville. Des sanctions sévères sont prévues pour les délinquants. 

   EXTRAIT D'UN ORDRE DU GENERAL COMMANDANT L'ARMEE.

I — CIRCULATION DES PIÉTONS
a) Dans la zone située au nord de la voie ferrée : Verberie-Crépy-en-Valois-Villers-Cotterêts-Corcy et limitée à l'Ouest par l'Oise et à l'Est par la voie ferrée Corcy-Soissons. (Compiègne est dans cette zone).
Aucun piéton civil ne pourra circuler dans cette zone, sur les voies de communication ou en dehors de ces voies sans un sauf-conduit délivré par le quartier général le plus voisin de la résidence de l’intéressé (en l'espèce, pour Compiègne et les environs, le général commandant d'armes).
Nul ne peut d'ailleurs pénétrer ou sortir de cette zone sans laissez-passer délivré par le quartier général de l'armée.
Les civils qui ne se conformeront pas aux prescriptions ci-dessus seront arrêtés, conduits au quartier général le plus proche et incarcérés. L'enquête ouverte immédiatement permettra de décider- s'il y a lieu- de relâcher l'individu arrête après une détention plus ou moins prolongée à titre de premier avertissement ou, au contraire, d'ouvrir une information judiciaire contre lui.

II — CIRCULATION DES CYCLISTES CIVILS
b) Au nord de la voie ferrée Verberie-Corcy : aucun civil ne peut se déplacer à bicyclette et aucun laissez-passer l'y autorisant ne peut être délivré par qui que ce soit. Tout civil rencontré dans cette zone à bicyclette doit par ce seul fait être considéré comme suspect et en conséquence, incarcéré à la prison du plus prochain quartier général et une information judiciaire sera ouverte contre lui. En tout état de cause, les délinquants devront subir une détention d'au moins 24 heures même si l'information aboutit à un non-lieu et leur bicyclette sera saisie.

III. — CIRCULATION DES AUTOMOBILISTES CIVILS
c) Dans la zone au nord de la voie ferrée Verberie-Corcy (Compiègne est dans cette zone).
Tout automobiliste qui tenterait de pénétrer dans cette zone doit être refoulé sur l'arrière et mention du refoulement portée sur son laissez-passer.
Tout civil trouvé dans cette zone avec ou sans laissez-passer car aucune autorité militaire ne peut en délivrer, doit être par ce seul fait considéré comme suspect, arrêté et conduit au quartier général de l'armée, ou une information sera ouverte contre lui en même temps qu'un compte rendu sera adressé au grand quartier général.
d) Exception est faite pour les Préfets, Sous-préfets, Ingénieurs en chef et ordinaires des Ponts-et-Chaussées, munis de laissez-passer permanents sur carton bleu délivrés par le Commandant de l'armée pour toute l'étendue du département, quelle que soit la zone dans laquelle se trouve ce département ou une partie de ce département.

IV. — AUTOMOBILES MILITAIRES
e) Peuvent circuler sur tout le territoire sans distinction de zone à la condition seulement d'être pourvus d'un laissez-passer rose délivré par le Commandant de l'armée ou de région, les automobiles transportant des officiers français qui ne doivent pas être retardés par un contrôle déplacé qui tendrait à exiger d'autres pièces que ce laissez-passer rouge.

V. — CYCLISTES MILITAIRES
f) Peuvent circuler sur toute l'étendue du territoire sans laissez- passer mais pour le service seulement. Tout gendarme doit s'assurer de l'identité des cyclistes militaires qu'il rencontre dans la zone du Nord de la voie ferrée Corcy-Verberie, de la légitimité de sa présence dans cette région et, le cas échéant, les renvoyer à leur corps en les signalant à leurs chefs directs.

VI. — OBSERVATION RELATIVES A LA CIRCULATION DES CYCLISTES CIVILS
Pour l'intérieur de Compiègne et le trajet entre la gare et Compiègne, le Général Commandant d'armes délivrera certains laissez- passer pour les services publics urgents, mais limités absolument à Compiègne.
Compiègne le 9 octobre 1914.  Le Général Commandant d'armes,
Général : KIRGENER DE PLANTA.