Jeudi 27 août 1914
Hier soir, des autos belges sont arrivées à Compiègne. Elles sont, ce matin, sur le Cours, où tout le monde va les fleurir, les admirer, acclamer les vaillants soldats qui vont les reconduire à Anvers par Le Havre. Le passage des autos belges, se retirant devant l’ennemi, n’est pas sans causer quelque inquiétude. Le pessimisme devient de plus en plus de mode. Plusieurs de nos concitoyens font part de leur angoisse à nos amis les Belges. Ceux-ci s’étonnent de nos craintes. Ils ont traversé nos lignes, ils ont vu des soldats admirables : la France saura bien tenir puisque la petite Belgique tient depuis trois semaines….
La longue caravane des autos s’ébranle, passe le pont, saluée par les acclamations répétées de la foule. C’est égal, ce départ des Belges n’est pas sans causer quelques anxiétés….
Après les Belges, les Anglais. Du matériel anglais passe à Compiègne.
Des aéroplanes vont s’installer à Corbeaulieu. On crie : « Vive l’Angleterre !». Mais tout de même on est inquiet. Il se passe certainement quelque chose que nous ignorons.
Vendredi 28 aout 1914
Le quartier général du maréchal French vient de s’installer à Compiègne. C’est un recul. Des troupes britanniques viennent occuper notre ville où elles sont accueillies avec enthousiasme.
L’après-midi, des fantassins anglais défilent sur le Cours et se rendent au terrain des Fêtes. Ils marchent lentement sans beaucoup d’ordre. Les uns ont le fusil à la bretelle, les autres le portent par le canon, la crosse au-dessus de l’épaule. Les highlanders ont bonne allure; leur petit jupon fait sensation ; boniches et trottins demandent s’il recouvre une culotte ou un caleçon. Vous êtes trop curieuses, Mesdemoiselles.
La cavalerie anglaise est bien montée. Dans la soirée, mon voisin Grand me dit que l’on se bat à Péronne. Est-ce possible ? Les Allemands seraient si près de nous! C’est invraisemblable. Il s’agit peut-être d’un raid de cavalerie.
Samedi 29 août 1914
Un sous-officier de dragons, attaché comme interprète à l’armée anglaise, passe au Progrès. Il revient de Péronne et il confirme que l'on s’y est battu. Il y a eu un vif engagement à la suite duquel les Allemands ont reculé, dit-il. Mais il ajoute que pour obtenir ce résultat on a dû sacrifier une division de cavalerie, afin de protéger l’armée anglaise menacée d’un désastre. Les Anglais sont d’admirables soldats, mais manquant d'éducation militaire, ils ne se gardent pas et se laissent surprendre par l’ennemi. Leur sang-froid est extraordinaire. A Péronne, des officiers se rasaient sous le feu des Allemands, pendant que les soldats faisaient tranquillement cuire du jambon....
Je me rends à la Sous-préfecture pour demander ce que l'on doit penser de la situation. Faut-il conseiller à nos concitoyens de rester ou doit-on les engager à fuir? On me répond que la situation ne paraît pas inquiétante. Le mot d’ordre est de rester.
Cependant, les routes de plus en plus se couvrent de fugitifs. D’où viennent, où vont tous ces malheureux ?
Vers deux heures, les Anglais amènent un hussard allemand prisonnier. C’est un solide gaillard qui fait bonne contenance devant les cris hostiles de la foule.....
Dans l'après-midi, une bonne nouvelle se répand, Le général Joffre est arrivé au château pour s’entretenir avec le maréchal French. Le généralissime aurait déclaré que la situation était bonne. Près de Saint-Quentin, il a tendu une embuscade aux Allemands, qui ont éprouvé des pertes considérables. La bataille s’annonce bien, mais elle n’est pas terminée.
Une certaine inquiétude règne toujours.
Le soir, le 13° territorial embarque pour Laval.
Dimanche 30 août 1914
Comme chaque matin, on se précipite vers la gare pour avoir les journaux, ils arrivent tard. 0n bavarde en les attendant. Me voici dans un groupe, avec Gournay et Fleurant. On se serre la main : il n'y a plus d’adversaires politiques, rien que des Français.
Fleurant parle avec sympathie de Fournier Sarlovèze et ajoute: «Un homme que j’ai beaucoup admiré depuis quelques jours, c’est M. Martin. Il s’est montré à la hauteur des circonstances. Les Compiégnois lui devront de la reconnaissance ».
Voici enfin les journaux. Les communiqués confirment en partie les déclarations prêtées, la veille, au général Joffre. Malheureusement, si nous avons eu un succès sur une aile, les Allemands progressent de l’autre côté. Sommes-nous menacés de les voir bientôt ! Et quelle stupeur d’apprendre que, malgré l'optimisme des précédents communiqués, l'ennemi est si près de nous. Pourquoi nous avoir caché la vérité !...
Le matériel d’aviation britannique descend de Corbeaulieu et s’en va. Le général French va nous quitter et transporter son quartier général à Villers-Cotterêts, dit-on. Dans la journée, l’artillerie anglaise passe rue de Paris, et voici nos gendarmes : mauvais signe. C'est la retraite.
Les gens s’apeurent. Que de discours il faut faire pour rassurer et calmer tout le monde. Quel sort nous réserve demain ?
Des précautions sont à prendre. Je réunis ce que nous possédons de plus précieux. Tout cela sera enterré dans le jardin, dans un trou profond. Et pour qu’aucun indice ne vienne déceler la cachette, je laboure tout un carré, vide depuis quelques jours. J’y trace des planches, dans lesquelles j’aligne des chicorées et des scaroles dont la reprise sera rapide, avec un bon arrosage. Les pillards allemands, s’ils viennent, auront le temps de chercher.
Il fait nuit depuis bien longtemps lorsque ce travail est achevé. Mais personne ne songe au sommeil. Avant de prendre un repos nécessaire, toute la famille se réunit ; les grands-parents sont là. Tout le monde est ému. Alors je demande à Jean de chanter. De sa fraîche voix d’enfant, il entonne les « Allobroges » puis le« Chant au Départ » et enfin notre chère « Marseillaise » que nous écoutons avec un pieux recueillement. C’est, avant longtemps, la dernière fois que nous entendons le chant sacré; dans quelques heures peut-être l’ennemi sera ici et les voix deviendront muettes. Peut-être nous trouverons-nous séparés; la déportation, l’exil, pire peut être, tout nous menace. Aussi est-il bon de communier encore une fois dans une ardente pensée patriotique.
"Entendez-vous dans nos campagnes,
Mugir nos féroces soldats…."
Et, en cette nuit, grosse d’orages et de menaces, l’hymne français nous apporte son précieux réconfort.
Que sera demain ? Que nous importe. En nos cœurs nous conservons une foi profonde que, quelles que soient les épreuves du présent, la France triomphera !