Lundi 3I août 1914.
Compiègne n’est plus qu’un désert. Ceux que le devoir n’attache pas à la cité sont partis. Hélas! d'autres qui auraient dû rester ont fui. M. Butin, député-maire de Margny, a disparu, abandonnant ses administrés.
Les dernières troupes anglaises nous quittent. Des cavaliers partent dans des directions différentes; d’autres évoluent sur le plateau de Margny.
Au milieu de la nuit, on a réveillé les habitants voisins des ponts pour les prévenir que ceux-ci sauteraient à 4 heures du matin. Il y eut contre-ordre, ce qui rendit quelque vague espoir. Enfin, on annonça que les ponts sauteraient à 11 h. du matin.
Dans le public, cette mesure est généralement mal accueillie. On déclare que la destruction des ponts n'est pas nécessaire, qu'elle ne retardera pas la marche de l’ennemi, qu’elle exposera la ville au bombardement. Autant de discours inutiles ; l’autorité militaire ayant décidé de faire sauter les ponts, personne ne peut s’y opposer.
En attendant l'événement, le Conseil municipal et les hommes de bonne volonté qui se sont joints à lui se réunissent à 9 heures du matin. Nous avons là MM. De Seroux et Martin, adjoints, MM. Ancel, Deveaux, Poilane, Moreau, Surmay, Madeleine, Lécaux, Colin, Cailleux, conseillers municipaux, Gru, Sacquin, Le Barbier, Retou, de la Granville, de Moussau, Couttolenc, Piquet, Kœchlin, Gabriel, Trouvé.
On constitue des commissions permanentes qui feront au mieux en ces jours de crise. Leur tâche sera dure, car aucune autorité supérieure n’est plus là pour leur donner aide et conseil.
Nous allons remplacer l’administration ; il nous faut un commissaire de police; M. Lefèvre, opticien, en remplira les fonctions avec l’aide des gardes civiques. On ne pourrait choisir un homme de plus de dévouement, de tact, d’intelligence.
En ville, il n’y a presque plus personne. Des maisons ont été abandonnées aussi précipitamment que si elles étaient menacées par l’incendie. Dans les pièces, les meubles sont ouverts, le linge épars, Un cultivateur a abandonné sa ferme; ses vaches errent à l’aventure; des mesure sont à prendre afin d’éviter des accidents. Le troupeau abandonné sera recueilli dans les dépendances de l’hôpital.
En ville, tous les magasins sont fermés. Sous un soleil radieux, c’est un silence de tombeau.
L’entrée des Avenues, au contraire, est fort animée. C’est là que se sont réfugiés les voisins du pont en attendant la destruction de celui-ci. On fait une petite dînette, un léger repas champêtre en attendant que sonne la dernière heure de notre vieux pont de Compiègne.
Sur la place de l’Hôtel-de-Ville, des groupes se forment petit à petit; on regarde vers la rue Solferino; on attend l’événement.
A 11 heures, un officier supérieur anglais lance le courant électrique, de la bijouterie Rampazzo. Une explosion, pas trop violente, se produit. Une colonne de fumée noire s’élève très haut : notre pont n’est plus. Il est comme scié par le milieu. L’arche, vers Margny, demeure; la première pile, vers Compiègne, s'est effondrée et forme un minuscule îlot dans les eaux troublées.
Les dégâts causés aux habitations sont peu importants ; quelques vitres brisées et c’est tout.
Quelques minutes plus tard, le pont de Soissons saute à son tour. L’explosion est beaucoup plus bruyante, plus sèche. Les ravages aussi sont plus grands. Les maisons voisines sont littéralement crevées. Des arbres sont déracinés dans un verger, les autres sont couverts d’un limon blanc.
Le pont métallique est coupé, abîmé dans la rivière. On voit des pièces de fer tordues, arrachées.
Les heures passent, lentes, monotones. On se sent abandonné, on devine l’ennemi tout proche et cependant l’on espère encore, contre toute espérance.
Vers 4 heures, sur le Cours, un typographe raconte qu’il a été arrêté par les Allemands, en forêt de Laigue. Il a été frappé à coup de crosse et il montre sa jambe qui, effectivement, porte des contusions. Il ajoute que de nombreux allemands se trouvent sur le chemin de halage, devant le pont de Choisy.
Comment croire pareille chose, il a dû rencontrer des anglais qu’il aura pris pour des allemands. L'ennemi ne peut être si près, alors que l’on voit encore des cavaliers anglais sur le plateau de Margny et que sur l’Oise, près du pont, deux soldats anglais sont dans un bateau. Cependant si c’était vrai !...
Je vais à la Mairie prévenir M. Martin. Celui-ci envoie un cycliste, le jeune Tonnelier, employé à la Mairie, voir ce qui se passe du coté de Choisy.
Pendant ce temps, deux autobus remorquant chacun une voiture de livraison des Magasins du Printemps arrivent place de l’Hôtel de Ville. Ils sont conduits par des soldats français qui viennent de l’Est et doivent, disent-ils, rejoindre le général Pau à Amiens. La destruction du pont contrarie leurs projets. Pour aller à Amiens, il leur faudra passer par Creil car vraisemblablement les ponts en amont de cette ville ont dû sauter aussi.
On invite les soldats français à partir au plus vite. L'ennemi peut arriver d’un moment à l’autre.
Enfin les autobus sont partis.
Vers 5 h. 1/2, un voyageur de commerce vient confirmer la présence des Allemands dans les environs. Il a été arrêté par eux route de Soissons. Un soldat voulait fouiller sa voiture, il fut bousculé par un officier qui invita le voyageur à continuer sa route.
Le cycliste envoyé vers Choisy revient; il a été arrêté par les Allemands à la sortie de la ville ; il n’a pas été molesté mais on lui a pris sa bicyclette.
On discute ces évènements, lorsque tout à coup un mouvement se fait sur la place. Des femmes et des enfants courent en tout sens. Evidemment l’ennemi arrive.
Mais, que signifient les cris étranges que l’on entend ?
— Vive la Russie ! Vive la France ! Voilà les Russes !
La foule acclame deux soldats vêtus de marron grisâtre qu’elle prend pour des Russes. Ce sont des Hussards de la Mort qui viennent en parlementaire prendre possession de la Ville. Les Allemands étaient arrivés par la route de Monchy et nul doute que les cavaliers que l’on voyait évoluer sur le plateau étaient, non pas des Anglais, mais des Allemands.
Les deux parlementaires avaient passé l'Oise en barque et, sans n’être précédés d’aucun drapeau blanc, ils montèrent la rue Solferino pour venir à l’Hôtel de Ville.
Cette entreprise était hasardeuse. Reconnus comme Allemands, ils pouvaient être molestés, massacrés par la foule, et aussitôt, les canons allemands auraient foudroyé la ville pour venger les trop imprudents parlementaires. Le hasard voulu que l’on prit les Allemands pour des Russes, ce qui évita peut être les pires malheurs.
On dit que M. Duflot, professeur de dessin, n’est pas étranger à cette méprise et que voyant l’immense danger que courait la ville il eut l’heureuse idée de propager l’erreur à laquelle Compiègne doit son salut.
Les deux officiers allemands, toujours acclamés comme des libérateurs, entrent par le bureau de police. Ils sont reçus par MM. de Seroux et Martin, adjoints, à qui ils font part de leur mission, ajoutant que toute résistance est inutile : des canons, placés sur le plateau de Margny, bombarderaient la ville si elle faisait mine de se défendre.
Très digne, M. de Seroux répond aux envoyés ennemis : Compiègne ville ouverte et momentanément dépourvue de toute garnison ne pourrait tenter la moindre résistance.
Les parlementaires demandent à M. de Seroux de promettre que les habitants de Compiègne ne commettront aucune violence contre l’envahisseur, M. de Seroux promet au nom de ses concitoyens, gens calmes et réfléchis. Mais comme on lui demande de certifier cette promesse par écrit, il répond que sa parole d’ancien officier doit suffire. Les Allemands s’inclinent.
Dehors, sur la place, la foule devient de plus en plus nombreuse, attend avec impatience la sortie des prétendus Russes pour les acclamer de nouveau !
Comment les détromper ?
M. Martin vient sur les marches du bureau de police et annonce qu’il ne s’agit aucunement de Russes mais d’Allemands. Il invite la foule à se disperser et à éviter toute manifestation.
M. Dumars, juge de paix, M. Lacour, voyer de la ville, et moi-même nous efforçons de faire comprendre à tous combien il est nécessaire de demeurer calme et de se retirer. Nous allons de groupe en groupe, tout doucement nous les repoussons. Nous nous efforçons convaincre aussi bien ceux qui persistent à croire que les Russes sont là, que ceux sachant que nous sommes, en présence de deux Allemands, seraient désireux de leur faire un mauvais parti.
Une forte fille à l’air hardi ne veut pas admettre que les Allemands soient à Compiègne. Et comme j’insiste pour lui faire admettre la vérité, elle m’insulte et me traite de semeur de panique.
Enfin la foule se disperse. Petit à petit le calme renait.
Rue Saint-Corneille, un gros garçon joufflu, bambin de 5 à 6 ans qui s’est accroché à mes pas, me demande, en me regardant de ses grands yeux bleus mouillés de larmes:
- Dites, Monsieur, est-ce vrai que les Allemands font du mal aux petits enfants ?
Je le rassure de mon mieux.
- Non, ils ne te feront pas de mal. Mais rentre chez tes parents, sois bien sage et ne sors plus