J'arrive à la maison. A mon visage, on a deviné ce qui se passe.
Une seule question. Une brève réponse :
-Ils sont arrivés ?
- Oui !
Les Allemands étaient à Compiègne ! Il en arrivait de partout, par la Porte-Chapelle, par le Cours, par un pont de bateaux rapidement jeté sur l’Oise.
La municipalité veille à ce qu’aucun incident fâcheux ne se produise. Un cavalier français, hussard ou chasseur, resté dans une maison de la place aux Fourrages menace de tirer sur les Allemands. M. Martin s’y rend et décide le soldat à partir dans la direction de Venette.
Pendant toute la nuit les troupes allemandes traversent Compiègne ; elles passent rue de Paris et l’on croirait, de loin, le bruit de la mer roulant vers nous ses flots.
Mardi 1 septembre 1914
Quelle triste matinée! Combien sont mornes nos rues désertes. Dans tout un quartier on a oublié d’éteindre les becs de gaz et l’aspect devient plus funèbre encore.
Pendant la nuit plusieurs maisons ont été pillées. Les magasins ont eu, pour la plupart, leurs devantures enfoncées.
A peine arrivé, l’ennemi a commencé le pillage, il n’a pas perdu de temps !
La place de l’Hôtel de Ville est méconnaissable ; elle ressemble une cour de ferme mal tenue, avec des amas de fumier de toutes sortes: c’est la kultur allemande.
Durant toute la matinée, toute la journée, c’est un interminable défilé de soldats de toutes armes qui défilent en bon ordre. Les fantassins, lorsqu’ils débouchent de la rue Solferino, entonnent, sur l’ordre de leurs chefs, le Wacht am Rhein ou le Heil dir im Siegerkranz. Les sacs des soldats sont transportés dans des voitures volées dans les campagnes.
La municipalité s'installe devant la porte de l’Hôtel de Ville. Quelques hommes de bonne volonté l’entoure. Silencieux, graves, nous assistons au passage des Allemands. Quelles minutes impressionnantes. Que les heures semblent longues.
Les autorités militaires allemandes frappent la ville des plus dures, des plus invraisemblables réquisitions. Quand même on viderait tous les magasins, toutes les maisons particulières, il serait impossible d'y satisfaire.
Un officier vient réclamer un nombre incalculable de paires de souliers.
M. Poilane, accompagné de deux hommes, se rend avec une voiture à bras dans tous les magasins de chaussures pour réquisitionner ce qu’il sera possible de trouver. Ensuite les Allemands demandent une quantité formidable de fers à cheval, de caleçons, etc…
Un problème angoissant se pose. Un grand nombre d'hommes mobilisables sont restés à Compiègne. Il ne faut pas que l'ennemi puisse les faire prisonniers. Or il pourra les découvrir grâce aux listes qui sont à la mairie. Trouvé y a songé; il détruit, il fait disparaître ces listes compromettantes, il sauve ainsi de la captivité bien des Français qui ignorent son acte courageux. Et c’est heureux que cet acte soit ignoré, car, s’il venait à être connu des Allemands, ce serait certainement le poteau d’exécution pour notre secrétaire de mairie.
Les Allemands sont d’ailleurs bien au courant de tous les renseignements qu’ils savent pouvoir trouver dans une mairie. Un officier vient demander à Poulain de lui remettre la liste de tous les propriétaires d’automobiles. Roger Bénoist est requis pour aller ouvrir les portes des garages et des remises.
En ville le pillage continue. Les Allemands ont ouvert l’épicerie centrale et s'emparent des marchandises. M. Lécaux se dévoue, s’installe dans l’épicerie et s'efforce, pendant des heures, d’empêcher le pillage. Il discute avec les allemands, il leur résiste. A 2 heures de l'après-midi, il est encore à son poste, sans avoir pu aller déjeuner. On le remplace et l’on continue sa tâche. Pendant toute la journée c’est une lutte acharnée contre les pillards.
Tous les Allemands ne sont pas des voleurs. Certains payent plus ou moins.
D’autres donnent des bouts de papiers sur lesquels ils ont écrit je ne sais quoi. Voici des soldats qui ont pris des bocaux de bonbons et des boîtes de gâteaux secs. Ils distribuent une partie de leur butin à des femmes, sur la place.
Un Allemand vient près de moi, me montre ce spectacle : « Brutes ! » dit-il.
A plusieurs reprises des sous-officiers ou officiers sont venus arrêter le pillage. Mais, dès qu’ils sont partis, la fête recommence.
Un officier m’explique que les soldats ne doivent pas voler; ils doivent payer ce qu’ils prennent. « Les officiers seulement, dit-il, peuvent prendre sans payer. »
Vers la fin de la journée un officier, qui paraît de haut grade, arrive, surprend un pillard et lui adresse de véhéments reproches. Puis, en assez bon français, il demande du papier et un crayon; il trace quelques mots disant de les montrer à tout soldat qui viendrait prendre de la marchandise sans payer. Si le soldat insiste, il faudra prévenir un officier et il sera fusillé.
Voici un soldat. On lui montre le fameux papier. L’homme s’enfuit comme s’il avait à ses trousses tous les diables de l’enfer.
Un autre vient : même cérémonie, même résultat.
Et peu à peu les visites s’espacent. Les pillards évitent l'épicerie devenue tabou.
Pendant ce temps des événements autrement graves se sont produits. A Margny ou Venette on aurait tiré sur un sous-officier allemand qui aurait été blessé.
Des fermes flambent aussitôt et le bruit se répand que le fermier chez qui se serait réfugié l’auteur de l’attentat aurait été fusillé.
On fait aussitôt annoncer que la ville sera incendiée en totalité si de nouveaux
attentats se produisent. Les Allemands prennent des otages : M. Sarazin, adjoínt de Margny, M. de Seroux et M. Le Barbier qui, spontanément, a voulu partager le sort de notre premier adjoint. Ces otages seront fusillés au premier attentat commis.
En raison de son âge et des services qu’il rend, M. de Seroux est laissé en liberté sur parole. MM. Sarrazin et La Barbier sont conduits au quartier Bourcier. Jusqu'à minuit il leur sera permis de recevoir des visites, mais, à partir de minuit, ils devront se préparer à la mort!...
Durant tout le jour on a entendu une vive canonnade. On se bat donc près de Compiègne, l’ennemi est arrêté dans son avance.
Vers 7 heures du soir, un aéroplane français vole au dessus de la ville. Les Allemands l’ont vu; ils le mitraillent. Les coups de feu se succèdent rapides, secs. Les projectiles retombent sur la ville; il en tombe rue Jeanne d’Arc et sur le toit de la salle Pinson. Malgré cette enragée fusillade, l'oiseau de France plane toujours. Il se rit des fureurs ennemies, il échappe aux balles et disparaît avec le jour. Puis c’est la nuit claire; on entend encore rouler les caissons et défiler la cavalerie..