Page 8/13


Mercredi 9 septembre 1914

 
Grand fracas vers 6 heures du matin. C’est de l'artillerie qui passe, puis d’autres troupes arrivées, cette fois, par le chemin de fer (ligne de Roye). Dans la journée, quelques autres trains passent, mais ne s’arrêtent pas à Compiègne. Ils vont sans doute jusqu’à Verberie. On entend toujours le canon. MM Kœchlin et Le Barbier, artilleurs tous deux, supposent à une trentaine de kilomètres au sud-est. Dans l’après-midi, la canonnade semble un peu plus lointaine, mais toujours dans la même direction.
Allons, les Allemands ne sont pas encore à Paris, bien qu’ils soient tout de même un peu plus avancés que nous ne le croyions hier.
M. Caby arrive de Paris et nous apprend que la grande ville est toujours joyeuse, insouciant, se riant du danger. On chante des refrains patriotiques ; on va an cinéma. Heureux Parisiens !
M. Caby nous a apporté le Matin du 7. Nous y retrouvons les nouvelles lues hier dans le Journal du même jour. Les Russes ont dû remporter une grande victoire sur les Autrichiens, mais on ne dit rien de leur action contre les Allemands.
L’Italie affirme son désir de neutralité……   

Les Allemands paraissent plus nombreux aujourd’hui que les deux jours précédents. Ils semblent tout à fait chez eux. Ils installent les services télégraphiques et téléphoniques au château. Ils annoncent que le kronprinz viendra s’y installer avant la fin de la semaine.
En attendant, il leur vient toujours des blessés. On en a amené plusieurs voitures à l’hôpital. Soignés par les médecins français, MM. Wurtz et Lucas, par les religieuses et les infirmières françaises, ils ne sont pas à plaindre.  
Tout le personnel de l’hôpital est vraiment admirable. M. Wurtz surtout; il fait preuve du plus grand courage, d’un dévouement de tous les instants. Par de bonnes paroles il réconforte les gens. Il mérite la reconnaissance de tous.
M. Bouchez, l’économe, est également digne de toute la gratitude des blessés français qui sont soignés à l'hôpital. Il fait des merveilles et, pour ravitailler l’hôpital, lorsque la ville était sans pain, il a dû accomplir des miracles d'énergie.
D'ailleurs, on ne le répétera jamais trop, tout le monde à l’hôpital est d’un dévouement sans bornes, depuis les religieuses jusqu’au brave concierge, Hugues, toujours debout.
Le commandant Sabath veille sur ses blessés; il faut lui soumettre chaque jour le menu qui leur sera servi le lendemain. Jusqu’ici, il s’est montré satisfait.

Mais, ces menus, pourra-t-on les continuer longtemps? Si cela se prolonge, les provisions deviendront rares et il ne sera pas très facile de les renouveler. Bien des choses manquent déjà; une allumette est un objet précieux; quant au tabac, c’est une rareté.
La veille de l’arrivée des Allemands j’avais distribué mes cigarettes à des soldats anglais. Quatre seulement me sont restées. Je les gardais précieusement. Dimanche, pour marquer le jour, j’ai décidé d’en fumer une. Mais M. Duflot, voyant que je fumais, m’a demandé une cigarette. Je n’ai pas osé refuser, mais tout de même, il ne se doutait pas du sacrifice que je faisais pour lui.
Aujourd’hui, j’ai ma récompense. Une cigarette m’a été offerte par M. Koechlin ; j’ai appelé avec ferveur la bénédiction des dieux sur la tête de cet homme généreux. Une cigarette ! Quel don précieux en ces jours de tristesse.
Quand pourrons-nous renouveler nos provisions de tabac?... et surtout, par quelle voie?...
On continue à délivrer force passeports. C’est à croire que tout le monde veut se promener. Cela commence à impatienter notre Sabath qui menace de ne plus laisser sortir personne.
Il ne se doute pas, le vieux reître, que l’on a réussi à faire filer, à sa barbe et avec des passeports qu’il a bénévolement signés, des militaires français, des prisonniers évadés. M. Poilane a risqué gros mais il a sauvé des Français.
En venant chercher un laissez-passer une femme de l’Ortille nous dit que les Allemands ont emmené avec eux son fils âgé de 18 ans. Elle est sans nouvelle de lui depuis 8 jours. Ce fait est à rapprocher d’un autre constaté ce matin. En première ligne d’une colonne, on a remarqué un tout jeune homme, vêtu en ouvrier, coiffé d’un casque à pointe; peut-être un Français que les Allemands emmenaient avec eux, à la mort....
 
Jeudi 10 septembre 1914
 
Journée fertile en émotions.
Dans la nuit, les lourds chariots allemands ont une fois de plus ébranlé le pavé de la rue de Paris. Fantassins, cavaliers ont fait toute la nuit un bruit d’enfer.
Encore des nouvelles troupes, pensait-on. Erreur, ces Allemands sont les même que nous avons déjà vu passer. Ils sont en retraite. La route leur a été barrée pas très loin au sud et ils nous reviennent en désordre.
Pour se consoler de leur échec, ils s’introduisent de force dans les maisons, ils pillent.
A l’Hôtel de Ville, M. Villette, qui en ces dures journées se montra d’un dévouement admirable, est réveillé au milieu de la nuit. Un officier lui demande brutalement la kommandantur. M. Villette explique qu’elle est transférée à Margny. L'Allemand ne veut rien entendre; il saisit M. Villette, sans égard à son âge, le traine jusqu’à la porte du bureau de police et là l’envoie rouler sur le sol.
Un autre officier, témoin de cette scène sauvage, ne cache pas sa désapprobation. M. Martin a été également arraché de chez lui. Jusqu’au matin, il est traîné dans les rues obscures, par les Allemand auxquels, coûte que coûte, il lui faut procurer des logements.
Dans la matinée, les Allemands se barricadent. Ils creusent des tranchées depuis le Rond Royal jusqu’au cimetière du Sud, la Mare-Gaudry, rue de Paris et rue Saint-Germain ; ils installent des barricades à l'aide de voitures vides, de tonneaux, d’instruments  agricoles.
Dans l'après-midi ils démolissent des murs au Stand, à l’Usine à Gaz et commencent des retranchements de ce côté de la ville.
Des chariots, chargés probablement de nos dépouilles, encombrent la place de l’Hôtel de Ville. Vers 10 heures, sur un ordre bref, ils partent par la rue des Pâtissiers et la Porte-Chapelle. D’autres chariots sont ensuite attelés. Ceux-là s’en vont, par la rue de Paris, chercher de blessés vers Chevrières et Verberie.
Ces blessés viendront à l’hôpital et dans les hôpitaux auxiliaires remplacer ceux qui s’y trouvent actuellement et que l’on va évacuer sur Chauny.

Pendant toute la matinée, le canon gronde; le bruit devient de plus en plus fort. Certaines personnes prétendent même avoir entendu la fusillade, vers 2 heures. L’inquiétude des Allemands parait grande.
Plusieurs fois les fantassins mettent sac au dos, puis le reposent.
Les majors allemands font mettre plus en évidence les drapeaux de la Croix Rouge qui flottent sur les hôpitaux.
Un officier, un géant, dit près de nous à l’Hôtel de Ville, que la journée sera intéressante.
Mais de nouveaux Allemands arrivent ; ils semblent sortir de terre; pousser sur chaque pavé, la ville en est pleine. On loge de l’infanterie à la caserne Jeanne d’Arc; les officiers veulent être logés tout près de leurs hommes. La rue Pierre Sauvage, même, leur semble trop éloignée.
De l’autre côté de la ville, les Allemands logent chez l’habitant, boulevard Gambetta. Ils s’entassent dans les rez-de-chaussée, refusant les étages.
Ils n’osent habiter les nouvelles casernes : elles leur paraissent trop exposées. S’ils craignent ainsi, c’est bon signe.
Avec Leveaux, je suis chargé de pourvoir au logement de 17 médecins, 125 infirmiers et 65 chevaux. Nous conduisons tout le monde à la vénerie Olry. En route nous échangeons quelques mots avec un jeune médecin, originaire de Mulhouse. Il a fait ses études à Berlin et exerce la médecine dans le grand duché de Bade. Il parle fort bien le Français. Il nous confirme la chute de Maubeuge, annonce une défaite des Russes. II ne croit pas que l’Alsace-Lorraine puisse jamais  redevenir française. A son avis, les Allemands seront vainqueurs.
Nous ne lui cachons pas nos sentiments tout autres, notre inébranlable confiance.
Nous lui affirmons que dans un an sa ville natale sera française.
Sceptique, il sourit.
La Vénerie Olry lui convient pour loger ses hommes et ses chevaux, mais il reste à caser les médecins allemands. Nous n’avons pas de rue Molière, à Compiègne, pour y installer tous ces Diafoirus.
Ils ne veulent pas du château du comte Foy. Après une courte inspection, ils déclarent :
-  Oh non, pas cette maison. Trop dangereux, trop exposé !
-  Que craignez-vous donc ?
-  Trop près de forêt. Toujours dangereux, forêt !
Il faut trouver autre chose. Quelques instants plus tard, les 17 médecins ont trouvé leurs 17 lits dans les villas des angles des rues Carnot et des Réservoirs.
Là ils dormiront sans crainte de la forêt menaçante.
C’est égal, ces officiers fringants n’ont pas le courage d’un simple civil français, d’un vieillard, M. de Seroux.
Cet homme a failli être fusillé. La menace l’a laissé impassible et il a continué à remplir son devoir. Ce matin on lui a annoncé que le maire de Senlis avait été mis à mort par les Allemands; il a dit les regrets que lui causait la mort de M. Odent mais n’a manifesté aucune crainte pour lui-même
Comme quelqu’un lui disait toute son admiration :
-  Bah! répondit simplement M. de Seroux, tout cela abrégera mes jours de trois mois tout au plus !
Et il reprit son labeur.