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Vendredi 11 septembre 1914

 
Journée fertile en événements, en émotions.
Compiègne, sous le canon, espère une fois de plus le départ des Allemands.
La nuit avait été relativement calme, malgré l’énorme affluence d’Allemands logés au Haras, dans les casernes ou chez l’habitant.
Àu cours de la nuit on a amené de nombreux blessés venant, dit-on, de Verberie, Fontaine-les-Corps-Nuds, Pontarmé, etc. Les hôpitaux sont pleins. Le docteur Wurtz se donne tout entier à sa tache. Les religieuses, les infirmières font preuve d’un dévouement de tous les instants. La baronne Faïn, la princesse Guy de Lucinge, Mme de Moussac, Mme Boucher, bien d’autres encore passent les nuits au chevet des blessés français, anglais, allemands.       
Les charretiers qui ont amené les derniers convois de blessés ont vu beaucoup d’allemands sur les routes, mais pas de français.
Cependant le bruit se répand que nos soldats ne sont pas loin. 0n prétend que le 21° dragon aurait été vu à Arsy et aurait même poussé une pointe jusqu’à Jaux. La fin de la journée nous dira ce qu’il faut penser de ces nouvelles.
Vers 3 h. 1/2 da matin, les Allemands ont quitté Venette, mais on ne peut nous dire dans quelle direction.
Au lever du jour, le cadavre d’une femme à demi-nue est trouvé placé aux Herbes, le crâne fracturé. Il s’agit d’un suicide. La victime est une pauvre femme d’environ 35 ans, restée seule avec un enfant de 6 ou 8 ans. Depuis quelque temps elle avait l’esprit troublé. Hier elle était venue à la mairie apporter 10 francs que l’on devait, disait-elle, donner aux Allemands afin qu’ils ne fassent pas de mal à la ville! Dans la nuit elle s’est jetée par la fenêtre. Pauvre femme !

Rue des Pâtissiers, vers 9 heures, je rencontre M. Gournay. Il était parti le 30 août pour conduire sa famille dans la Mayenne et revient à Compiègne partager nos dangers. Hier soir il arrivait à sa ferme d’Aiguisy où il a caché son auto. Ce matin, il est arrivé à Compiègne d’où il compte répartir, après avoir déjeune chez M. Piquet-Duc pour aller à Montdidier. Il reviendra ensuite et rapportera des journaux. En attendant ces journaux, il nous donne de grandes, d‘heureuses nouvelle.
Les Allemands ont été battus et rejetés sur Montmirail. L’armée autrichienne de Galicie a été anéantie par les Russes.
Les Serbes et les Monténégrins sont à Sarajevo.     
Enfin une nouvelle plus effarante que toutes les autres! M. Gournay a appris, en passant à Alençon, de la bouche même du secrétaire général de la préfecture de l’Orne, que les Russes débarquaient en France. C’est invraisemblable, c’est fou !
Par la Baltique, un transport est impossible sans livrer combat à la flotte allemande. 
Par la Méditerranée, impossible également. La Turquie germanophile n’aurait pas laissé violer les détroits.     
Alors ! Alors ! Il restait la mer Blanche, l’océan Glacial ! 
Et il paraît que l’on avait conçu l’audacieux projet d’embarquer à Arkhangelsk les troupes russes de Sibérie. Le port n’est pas encore pris par les glaces à cette époque de l’année. Les troupes auraient été amenées au nord de l’Ecosse, auraient traversé l’Angleterre par la Manche et débarqueraient en France !
Ce fait, sans précédent dans l’histoire, n’est pas croyable. Cependant il n’est pas impossible; une seule chose est impossible, la Victoire de l’Allemagne.

Rapprochons de cette nouvelle, qui tient du merveilleux, les paroles prononcées l’autre jour, à la Chambre des Communes, par M.Asquith. Le ministre aurait déclaré que nous étions à la veille d’événements qui allaient étonner le monde.
Ne faisait-il pas allusion cette tentative hardie de l’armée russe?
A ces fantastiques nouvelles, M. Gournay ajoute quelques renseignements qui nous touchent de plus près. Il n’y a jamais eu d'Allemands à Beauvais mais seulement la crainte d’en avoir. Les dragons français ont été vus à Cressonsacq.
Je quitte M.Gournay et je rencontre M. Dichamp qui revient de Paris.
Il dit combien à Paris la vie est joyeuse et confiante. La guerre, la perspective d’un siège, cela n’effraie personne. La grande distraction des Parisiens est de regarder les avions allemands, les « Taubes » qui viennent jeter quelques bombes inoffensives ou des paquets de fausses nouvelles. 
A Paris, une armée formidable est rassemblée. A nos troupes métropolitaines s’ajoutent nos contingents africains, les canadiens, etc.
On demande à Dichamp s’il a entendu parler du débarquement des Russes en France? Non.       
Un petit sous-lieutenant français qui se trouve parmi les blessés de l’hôpital dit que nos troupes sont parfaites, pleines d’entrain et ont la plus absolue confiance.
Quant à lui, son seul désir serait de se procurer des vêtements civils afin de pouvoir rejoindre l'armée française. 
0n signale trois soldats allemands qui, eux aussi, cherchent des vêtements civils… afin de déserter l’armée de leur kaiser.   
Cependant, en général, les Allemands croient à la victoire de leurs armes. On les a persuadés que Compiègne était à la  porte de Paris. M. Lacour veut en détromper quelques uns. Ils refusent de le croire lorsqu’il leur affirme que Compiègne est à 80 kilomètres de Paris. Pour les convaincre, M. Lacour est obligé de leur montrer un atlas, trouvé dans une école de la ville. Les Allemands mesurent sur la carte, poussent des exclamations. Sont-ils enfin convaincus? On ne le dirait pas.
Si les officiers allemands trompent ainsi leurs soldats, eux-mêmes sont trompés.
On leur a fait croire que c'est la France qui a voulu la guerre. Comme M. de Seroux se plaignait à l'un deux des réquisitions exagérées imposées à la ville, l’officier lui dit :
-  C'est la guerre! Pourquoi nous avez-vous fait la guerre?
 
J'ai revu, ce matin, les médecins casés la veille, avec tant de peine, dans le voisinage de la vénerie Olry. Le logis ne leur convient pas encore « il est trop dangereux, disent-ils, trop exposé, trop près de la forêt où il pourrait y avoir des tirailleurs ».
Quelle prudence !
On me dit, un peu avant midi, que l’on a aperçu trois dragons français entre Jaux et Venette. Aussitôt une vive fusillade a crépité et les dragons ont disparu. Pendant le déjeuner, on entend des troupes qui défilent à grand bruit dans la rue de Paris. Encore des Allemands qui arrivent ? Non ! C’est la retraite qui commence! Et pour la rendre plus lamentable encore, la pluie se met à tomber.
Combien triste — joyeux pour nous —  ce défilé de fantassins, de 14 pièces de canon, de cavaliers fourbus, d’officiers marchant pêle-mêle avec leurs hommes se hâtant vers le pont de bateaux.
Les soldats, pour se garantir de l’impitoyable averse, s'enveloppent dans des  couvertures volées ; nous en voyons qui ont pris des tapis de table en guise de manteau; il y en a même quelques-uns qui abritent leur casque à pointe… sous des parapluies!     
Tous les Allemands ne sont pas des brutes: un jeune officier, le bras en écharpe, se présente à l’Hôtel de Ville et demande à parler à M. de Seroux, Il vient le remercier de la façon dont les blessés allemands ont été soignés dans nos hôpitaux.
-     J’ai des fils soldats, répond simplement M. de Se roux, je souhaite qu’ils soient traités avec humanité.
 Après avoir remercié de nouveau, l’officier allemand remet à M. de Seroux un paquet de cartes adressées par des blessés français à leurs familles.
-     Je ne puis les faire parvenir, dit l’allemand; vous le pourrez peut-être bientôt, voulez-vous vous en charger.
Ayant accompli ce service, le jeune officier salue et se retire, pendant que sous la pluie, les soldats du kaiser continuent leur triste promenade.
A 3 heures on entend le canon, mais non plus lointain, assourdi, comme les jours précédents. Il tonne tout près de nous. Les batteries allemandes des hauts de Margny répondent aux batteries françaises. Ou dit que celles-ci seraient installées à Varanval. Elles tirent sur les tranchées que les Allemands ont faites entre la maison Fournier Sarlovèze et l’Oise.
Le duel d'artillerie se poursuit pendant vingt minutes. Les coups se succèdent sans interruption. Bien des gens sont apeurés et cependant quelle douce musique que celle de nos canons ! Elle sonne notre délivrance, elle réjouit l’amé et, volontiers, on chanterait, comme au temps de l’indivisible :
                                 
                             Vive le son, vive le son d
u canon.

J’avais été faire un tour à la maison pour voir si l’on ne s’inquiétait pas trop de tout ce vacarme. Etat moral parfait. Une ouvrière est venue travailler ; elle voudrait bien retourner chez ses parents, mais elle n’ose s’aventurer seule dans les rues. J’offre de la raccompagner. Aussitôt la voilà rassurée et pourtant ce n'est pas ma prèsence qui pourra la garantir du danger.
Après l’avoir reconduite à son domicile je retourne à la mairie. Il pleut toujours ; il y a à l'Hôtel de Ville M. de Seroux, M.Martin, MM Le Barbier, de Moussac, de Magnienville, Le Bargy, le personnel de la mairie, venus à leur poste malgré la canonnade, malgré la pluie.
La canonnade hâte le mouvement de retraite des Allemands. Elle cause aussi quelques dommages à Compiègne. Le premier obus français a atteint le toit de la buanderie de l'hôpital ; le second a labouré le jardin de l’hospice ; le troisième a éventré la maison Bazin, boulevard Gambetta. Un shrapnel est venu jusque dans la chambre de M. Lacour, voyer de la ville.
Quatorze allemands ont été blessés dans la tranchée, près de la rue Charles Demonchy.
A circuler ainsi sous la pluie, je suis tout trempé. Mes chaussures font eau. Il faut absolument que j’aille me changer.
On me dit qu’il est plus prudent de rester à l’Hôtel de Ville, pendant que les obus arrivent. Je ne partage pas cet avis. Il y a bien des chances pour que les obus ne m’atteignent pas, tandis que si je reste les pieds dans l’eau je suis certain d’un rhume, de la bronchite. De deux dangers, il faut choisir le moindre et je profite un moment où la pluie cesse un peu pour aller changer de souliers.