Page 11/13


Cette journée, pluvieuse, est mortellement triste. De rares soldats en ville, des passants plus rares encore ; un silence de nécropole, à peine quelques coups de canon. Ce n’est pas à cela que l’on s’attendait après les événements d’hier.  
Les Français sont là, tout près de nous. Vont-ils attaquer, essayer d’enlever Compiègne de vive force. M. de Seroux ne le croit pas et rassure ceux qui manifestent des craintes. Il pense que l’armée française va plutôt encercler 1a ville, menacer la retraite de l’ennemi, délivrer ainsi Compiègne sans combats, sans risques pour les habitants.   
Une autre question est assez grave : nous sommes menacés de famine. Nous avons encore de la farine et de la viande pour quatre jours. Bloqués comme nous le sommes, le ravitaillement va devenir impossible si la délivrance n’intervient pas.
Il ne nous restera plus qu’à tirer à la courte paille, comme dans le Petit Navire, pour savoir qui sera mangé. Mais, d’ici quatre jours, bien des évènements peuvent se produire.

Le bruit a couru qu’un parlementaire était venu sommer les Allemands de quitter Compiègne.
En attendant la délivrance, je rentre la maison plus tôt que d’habitude, chose qui ne m’était pas arrivée depuis douze jours; je prends un livre, je lis. Je ne sais quel instinct me dit que nous allons revenir à la vie normale.
J’ai eu bien tort de passer ma soirée d’hier à la maison. Je n’ai pas vu partir les Allemands, car ils sont partis !
La nouvelle m’est annoncée ce matin. En même temps on m’apprend qu’ils ont tiré des coups de fusil sur M. Faucher, tripier, qui se rendait à son jardin du bord de l’eau. Heureusement ils ne l’ont pas atteint.
En s’en allant, les Allemands ont fait sauter leur pont de bateaux. Les 8 péniches ont été coulées, entraînant dans l’eau le mobilier des mariniers. Ces pauvres gens ont perdu leur bien, leur gagne pain.
L’ennemi a également fait sauter le pont du Bac-à-l’Aumône et incendié le chantier de construction de M. Legrand. Hier soir, vers dix heures, cela formait, vers Choisy, un immense brasier. Compiègne respire enfin. Il y a cependant encore des Allemands. Plusieurs sont cachés dans la ville, attendant l’arrivée des troupes françaises pour se rendre.
Vers 7 h. 1/2 du matin, on aperçoit un hussard allemand sur le bord de l’eau. La foule serait disposé à lui faire un mauvais parti, mais le hussard tient tête et rejoint quelques camarades vers la place aux Fourrages.
A 8 h. 1/2, deux dragons français passent rue des Chevreuils, rue de l’Oise, rue Martel, explorant, recueillant des renseignements. D’autres sont arrivés place de l’Hôpital. C'est une patrouille du 16° dragon de Reims, commandée par le lieutenant Dors de Lastours, fils du général. Elle est accompagnée d’un chasseur cycliste du 18° bataillon, et d’une auto mitrailleuse conduire par M. Chrétien, ingénieur-électricien à Paris, ami de M. Martin.     
De tous les jardins on apporte des fleurs, on en couvre les dragons, on accroche des bouquets au harnachement de leurs chevaux, on acclame nos soldats, on les embrasse.

C’est plus que de la joie, c’est du délire. Toute description est impossible. Il faut avoir vécu ces minutes inoubliables.
En ville, les boutiques s’ouvrent. Les drapeaux paraissent aux fenêtres, nos trois couleurs flottent de nouveau sur l’Hôtel de Ville. Des bouquets sont déposés à la statue de Jeanne d’Arc et un étendard tricolore est placé entre les bras de l’héroïne.
M. Dumars veut calmer cette exubérance. Il conseille de rentrer les drapeaux. Les Allemands peuvent, revenir, dit-il. On ne l’écoute pas. La foule, de plus en plus nombreuse, acclame avec frénésie les dragons qui stationnent devant le café de la Cloche. Un léger repas est offert à nos cavaliers qui repartent bientôt pour aller rendre compte de leur mission.
A peine sont-ils à Saint-Antoine qu’une fâcheuse nouvelle se répand : un cycliste vient dire que des uhlans arrivent par la route de Crépy. Il n’est pas impossible que des cavaliers ennemis, attardés dans leur retraite, viennent traverser la ville.
Mais cette impression dure peu. Beaucoup de gens, hommes, femmes, des enfants même, s’arment de pelles et de balais et, spontanément, vont nettoyer les casernes, laissés par les Allemands dans un état de malpropreté impossible à décrire. Les Compiégnois veulent que les soldats français puissent, ce soir, coucher dans des casernes propres.
En attendant l’arrivée des troupes françaises on va visiter les retranchements des allemands et aussi les dégâts causés, vendredi, par les obus.

Le toit de la salle du cercle de Saint-Germain, rue de Paris, a été crevé par un obus. Deux compagnies allemandes, qui cantonnaient dans ce local ont été sérieusement éprouvées. Elles ont eu deux morts et de nombreux blessés. Les deux morts ont été enterrés par leurs camarades dans un jardin en face sous 50 centimètres de terre à peine.
Un hussard français a été tué hier à Royallieu. Son corps a été déposé à l’école de Royallieu. On va le ramener à l’église Saint-Germain, où M. l’abbé Humbert offre de faire un service pour ce petit soldat de France mort pour la délivrance de Compiègne. Déjà les habitants de Royallieu ont ouvert une souscription et préparé une gerbe tricolore qu’ils déposeront sur le cercueil.
Pendant toute la matinée, c’est par la ville un interminable défilé de gens qui vont, avec des gerbes et des bouquets, au devant de nos soldats. A 11 heures, un sous-officier et deux dragons arrivent rue Saint-Corneille.
On leur dit que la première patrouille a été attaquée en forêt. Ils retournent aussitôt. Cinq minutes plus tard, une auto mitrailleuse arrive à l’hôpital. Elle ramène trois prisonniers allemands, dont un blessé. On fleurit l’auto, on acclame nos soldats. On dit que, dans cette matinée, les Français ont fait 92 prisonniers, entre Lacroix et Compiègne.
De l’autre côté de l’Oise, arrivent les chasseurs d’Afrique. Ils se dirigent vers Clairoix où ils sont attaqués par un détachement d’uhlans, embusqués dans 1a propriété Pluchart. L’officier français est blessé, mais veut quand même rester en selle.
On voit bientôt, surtout sur la rive droite, des soldats de toutes armes, chasseurs à pied, artilleurs, tirailleurs algériens.
Des régiments défilent. D’autres arrivent par le train et c’est pour nous une véritable surprise en même temps qu’une grande joie d’entendre le sifflement de nos locomotives.
Dans l'après-midi, ont lieu les obsèques du hussard Camille Even, tué à Royallieu. Bien que la cérémonie n’ait pas été annoncée, 3.000 personnes suivent le convoi. En tête du cortège marchent M. Decosse, sous-préfet, rentré le jour même à Compiègne, M. Martin adjoint, M. Martin, médaillé de 1870.

A l’église Saint Germain. M. le chanoine Humbert prononce une émouvante allocution et, au cimetière du Sud, M. Martin salue, au nom de la ville, la dépouille glorieuse du soldat de France mort pour nous.
Pendant que se déroule cette impressionnante cérémonie, nous faisons, MM, Poilane, Le Barbier, Trouvé et moi une enquête dans certaines maisons pillées par les Allemands. Nous ne pouvons visiter toutes celles ci, mais ce que nous voyons suffit à nous édifier : officiers et soldat allemands sont aussi voleurs, aussi malpropres les uns que les autres.
Heureusement que nos troupes font bonne chasse et qu’après avoir délivré Compiègne, elles délivreront la France !