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Vers le soir du 27, on signale l'arrivée d'une brigade écossaise qui possède quelques canons. Elle est composée de cavaliers superbement montés. Plusieurs sont blessés. Pour le moment, ils s'occupent activement à poser des câbles téléphoniques et des fils électriques pour leur commandement qui, dit-on, s'installerait au Palais.
Le terrain d'aviation de Corbeaulieu sert de port d'attache à 26 avions qui surveillent les environs.
Plus de 30 prisonniers allemands sont gardés en gare. Comme on leur a enlevé leurs bottes, afin d'éviter les évasions, la foule voudrait s'en emparer et se les partager à titre de trophée de guerre... Les factionnaires interviennent et finalement, on interdit l'accès de la cour de la gare. Parmi les prisonniers, on signale un uhlan qui aurait tué le major qui le soignait. Dans chaque train, il y a maintenant des blessés. Des brancards sont toujours prêts à la permanence en vue du transport aux hôpitaux.

Les écossais préparaient bien, en effet, le cantonnement de leur quartier général, avec le luxe d'équipage que comporte le train habituel des armées de leur nation. Un régiment, en petite culotte, fait son entrée dans la ville par la route de Soissons. Le maréchal French s'installe au château. Il arrive à 2 heures de l'après-midi, avec son chef d'Etat-major, le général Wilson. Son escorte l'a précédé de quelques heures. Elle est composée de deux bataillons écossais.
L'aile gauche du Palais a été aménagée d'urgence pour recevoir les hôtes alliés. Le collège, déménagé rapidement de son matériel d'hôpital chirurgical, est mis à la disposition du Quartier Général pour le cantonnement de ses troupes. Bientôt on ne voit que des Anglais en ville, la garnison, ne comptant plus que le 13° territorial, se trouve noyée dans les flots des fils d'Albion. Le coup d'œil est extraordinaire.

La plupart des autos et des camions qui transportent le matériel de la troupe portent encore leurs inscriptions commerciales et l'on a l'impression, en les voyant défiler, de se trouver dans un faubourg de Londres. Les soldats, très soigneux de leur personne se rasent, prennent des bains de propreté et s'en vont flegmatiquement explorer les rues de la ville. Leur physionomie imberbe les fait paraître extrêmement jeunes. Il flotte dans les rues une odeur de « navy cut » caractéristique. Compiègne est devenue colonie anglaise...
Cette journée est bien triste, car on apprend l'arrivée des Allemands à Valenciennes, à Douai, à Somain, aux portes de Lille. Puis, on les annonce à Solesmes, à Cambrai, et en dernier lieu à Saint-Quentin... La panique s'en mêle. La population, partagée entre le désir de rester et celui, bien légitime, d'éviter les horreurs qu'elle n'ignore pas, hésite, se décide, change d'avis et s'affole. A la gare on n'a délivré aucun billet, se contentant d'organiser un train de fourgons pour l'évacuation des fugitifs de Saint-Quentin et des environs.

De bonne heure, le lendemain 29, on apprend que le maire de Noyon a conseillé à ses administrés, de quitter la ville, surtout à cause des femmes et des enfants. Comme le dernier train est parti depuis longtemps, n'ayant pu emmener tout le monde, un long convoi s'est engagé sur la route.
Sur le chemin, les gens des villages voisins ont pris peur à la vue de ce pitoyable cortège et, à leur tour, sont venus grossir le contingent des fuyards. La route, occupée dans toute sa longueur par des camions anglais, est grise de poussière ; il fait très chaud et la lente théorie s'accroît à chaque village de nouvelles recrues qui rassemblent hâtivement un léger ballot et partent à la suite des autres à l'aventure. Les voici arrivant à Compiègne dans un fort piteux état pour augmenter l'anxiété de ceux qui restaient bien décidés à demeurer chez eux en attendant les événements.
Les bruits les plus contradictoires circulent de bouche en bouche, venus on ne sait d'où. Quelques commerçants accusés d'espionnage par la rumeur publique sont obligés, devant les menaces, de tirer les volets de leurs magasins.
Alors que l'on s'inquiétait en entendant le récit des fugitifs de Noyon, l'on reprend courage pour un instant puisque l'ennemi serait repoussé au-dessus de Saint-Quentin. Des gens ont vu une affiche placardée à l'hôtel de ville qui annonçait la nouvelle. Renseignements pris, cette affiche n'existe plus. Il n'est que trop vrai que ce bruit est inexact : les Allemands approchent à grands pas. Les troupes anglaises qui descendent de la région du Nord sont accablées et leur retraite s'accentue de plus en plus. Nouveau départ, nouvelles appréhensions.

A neuf heures du matin, le général Pistor, commandant la 6e région, vient présenter ses hommages au maréchal French. Le Quartier Général anglais ne paraît pas très rassuré sur l'issue de la retraite et il prend déjà ses dispositions pour se replier ailleurs. Deux corps puissants de cavalerie ennemie poursuivent vigoureusement ses troupes tandis que cinq ou six corps d'armée descendent la vallée de la Somme, menaçant d'encercler l'unique cinquième corps français qui se tient sur l'Oise. Il ne paraît pas possible d'endiguer la débâcle.
Dans la nuit, le Ministre de la Guerre, accouru tout exprès de Paris, s'entretient avec le général Joffre et le commandant de l'armée anglaise. Il n'est pas téméraire de penser que cette entrevue aura une importance capitale pour le développement des événements qui suivront.
Pour éviter sans doute quelques surprises, des postes ont été établis sur les hauteurs qui dominent la ville. On craint une attaque brusquée dans le genre de celle de Saint-Quentin que l'on vient d’apprendre par des soldats qui descendaient du Nord dans une demi déroute.

Un aéroplane ennemi vient survoler les environs. D'après le mouvement qui subsiste, il peut croire la ville fortement occupée. Il n'en est rien.
Le dimanche 30 août, de bonne heure au Palais, le départ du G. Q. G. anglais s'organise avec la même rapidité que son arrivée.
Les autos attendent le signal du départ. La place d'Armes est pleine du déménagement important qui s'accomplit  d'une façon plus que rapide. Bientôt, les autos, les voitures, les motocyclettes partent dans un grand bruit de trépidation et le Palais se trouve soudain vide de ses occupants qui y ont laissé du matériel téléphonique, des victuailles et des objets divers dont ils n'ont pas voulu s'embarrasser.
Cependant, le maréchal French avait décidé de partir le lundi matin, et avec un entêtement que rien ne put fléchir, il ne voulut sortir de la ville qu'à l'heure qu'il avait fixée. Quand il quitta Compiègne, les rapports signalaient des patrouilles aux abords de Choisy et de Longueuil-Annel.

Le Sous-préfet annonce dans la matinée à la Place que les Allemands sont à Noyon... La poste ferme à deux heures ; la manutention, les casernes se vident à leur tour. D'énormes voitures conduisent à la gare ce qui reste d'équipements militaires.
Sur ces entrefaites l'officier d'approvisionnement du 13e territorial informe le Maire qu'il est obligé de quitter la ville précipitamment et qu'il abandonne dans le champ de courses 151 bêtes à cornes qu'il ne peut emmener. Pour éviter que les Allemands ne se saisissent de ce ravitaillement inespéré, la mairie décide de faire partir au plus tôt par la route ces hôtes encombrants et elle charge deux bouchers, MM. Cassier et Pigeaux de conduire le troupeau au camp retranché de Paris où l'Intendance rentrera en possession de son bien (Document).