Toute l'après-midi, des curieux viennent contempler la destruction du vieux pont dont on a fermé l'entrée au moyen d'une palissade. Les commentaires vont leur train ; certains racontent que l'on aurait vu des uhlans le matin à Noyon. Mais personne ne veut croire à l'invasion : les Allemands ne sont encore qu'en Belgique et les fuyards s'affolent sans raison
Vers deux heures, les infirmières de la Croix-Rouge sont réunies à l'hôpital de la Compassion. En raison des événements imminents et par application de la Convention de Genève, il est décidé qu'un personnel strictement suffisant demeurera dans la ville pour assurer le service. Les infirmières dont la présence n'est pas reconnue indispensable sont donc invitées à se replier vers les formations de l'arrière, en attendant la libération de Compiègne.
A la suite du départ du Maire aux armées, les deux adjoints restent seuls responsables de leur ville. Depuis quelques jours, M. de Seroux s'est disposé à recevoir les hôtes indésirables qui ne vont pas manquer de rançonner la commune et peut-être d'y commettre les pires atrocités. Dans sa dernière conversation avec le Sous-préfet, il a envisagé toutes les éventualités. Homme de devoir, il accepte d'avance la lourde responsabilité de défendre toute une ville devant les exigences et la mauvaise foi d'un ennemi déchaîné. Il sait, qu'en fait, tous les pouvoirs restent dévolus à l'administration municipale. Les fonctionnaires, la magistrature, les services publics, la gendarmerie ont quitté la ville, le samedi dans l'après-midi par les derniers trains. Le Sous-préfet, se dirigeant vers Senlis, est parti le lundi de bon matin. Le Conseil municipal est privé d'une grande partie de ses membres. Dans une réunion extraordinaire qui se tient à l'hôtel de ville, cette après-midi du 31 août, il est constitué une Commission municipale composée des Conseillers restants auxquels on adjoint des citoyens de bonne volonté et résolus. Les membres de la Commission se partageront la besogne et se tiendront en permanence à l'Hôtel de ville pour les missions imposées par les circonstances (Document).
La garde civique (brassard vert) est dissoute. En principe, la police n'existe plus. Discrète, elle continuera cependant à veiller sur les personnes, à sauvegarder les biens des citoyens. Depuis le départ de M. Bourdrez, commissaire de police, elle est dirigée par M. Jules Lefèvre, opticien, dont on ne dira jamais assez le dévouement et le courage civique en ces heures tragiques. Aussi modeste que désintéressé, M. Lefèvre, pendant les treize jours de l'occupation s'est dépensé sans compter, de jour et de nuit, pour assumer ses délicates fonctions de gardien de l'ordre. Menacé à maintes reprises par les soldats allemands, il leur imposa le respect par l'énergie de son attitude. Les Compiégnois n'eurent qu'à se louer de leur Commissaire de Police bénévole qu'ils tenaient déjà en haute estime, mais qui gagna durant la guerre des droits à leur reconnaissance . A la prison, les détenus sont libérés par leurs gardiens pour éviter tout incident.
Tous les magasins sont fermés. L'aspect de la ville est sinistre. Dans les alentours de l'hôtel de ville règne seulement un peu de mouvement. On vient là aux nouvelles et chacun retourne précipitamment chez soi. Sans connaître absolument la vérité, on s'attend à quelque chose d'extraordinaire. Les heures passent, longues et monotones dans une anxiété qui ne fera que croître.
Le départ des réservistes s'est effectué trop rapidement pour que les cantonnements aient été vidés d'objets compromettants et il faudra, en pleine occupation allemande et non sans péril, faire disparaître fusils, sacs et capotes.
A la gare, les barrières restent ouvertes, le personnel est monté dans le dernier train : c'en est fait, Compiègne est maintenant isolée du reste du monde.