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Chapitre 2 : Compiègne occupée – septembre 1914

Entre quatre et cinq heures, des  troupes que l'on dit allemandes ont été signalée sur la montagne de Margny. D'autres prétendent que ce sont des soldats anglais qui protègent la retraite et surveillent les environs. De la place de l'Hôtel-de-Ville, par la trouée de la rue Solférino, on aperçoit très bien des silhouettes qui se déplacent, mais il est impossible de connaître exactement leurs intentions. Pour être fixé à leur endroit, M. Martin, adjoint, demande à un jeune, employé de la mairie de se rendre à bicyclette aussi loin que possible dans la direction de Choisy-au-Bac et de revenir aussitôt qu'il aura rencontré de la troupe. Il est à peine parti que le doute n'est plus possible : les Allemands sont aux portes de Compiègne. Appréhendé sur la route de Soissons, à hauteur du carrefour Bellicart, le jeune Létrillart ne put revenir rendre compte immédiatement de sa mission. Deux uhlans s'emparèrent de sa machine, l'échangèrent avec une autre usagée, puis le relâchèrent. C'est le moment, pour le Secrétaire de la Mairie, M. Gabriel Trouvé, d'exécuter la mission qui lui a été confiée par le Sous-préfet avant son départ : lâcher quatre pigeons voyageurs au moment de l'entrée de l'ennemi dans la ville, afin de renseigner l'armée française.

Tandis que l'on attendait la suite des événements, les soldats que l'on apercevait sur les hauteurs de Margny ont braqué leurs canons. Un petit détachement descend vers Compiègne commandé par deux officiers coiffés de toques en fourrure. Arrivés sans incident devant le pont détruit, les officiers mettent pied à terre, laissent leurs chevaux aux ordonnances qui se rangent devant l'hôtel de Flandre et descendent sur la berge où ils hèlent les mariniers qui assurent le passage avec des barques depuis que le pont est  coupé. Ils ont à peine parcouru la moitié de la rue Solférino qu'une foule très excitée, composée naturellement de la tourbe de la population, les encercle et leur ferait un mauvais parti si d'excellents citoyens qui se trouvent là, n'avaient l'heureuse inspiration de répandre le bruit  autour d'eux, que ces officiers, à pied, vêtus de costumes étrangers, sont des amis et doivent même être des Russes...

La foule est excessivement influençable et ce ne fut qu'un cri : Vive la Russie !
Les parlementaires (car ils venaient à l'Hôtel de Ville en parlementaires) parurent, sur le moment, assez embarrassés par ces manifestations de sympathie. L'un, le chef sans doute, était courtaud de taille et assez replet. Son visage émerillonné et balafré était encadré d'une barbe hirsute et rousse. L'autre, d'un grade inférieur certainement, était au contraire, long et osseux, d'une tournure plus débonnaire. Ils étaient tous deux sans armes mais bottés jusqu'aux cuisses et sonnant de l'éperon. L'officier avait la main droite gantée et tenait son autre gant. Leur allure était décidée et joyeuse.
Pendant ce temps, le cortège, toujours hurlant, était arrivé sur la place de l'Hôtel-de-Ville. A ce moment, l'un des adjoints sortait du bureau de police. Il y fit entrer les deux parlementaires, après avoir, à l'aide de M. Dumars, Juge de Paix, détrompé la foule et lui avoir enjoint sévèrement pour le maintien de l'ordre, de cesser tout rassemblement. La sinistre nouvelle énoncée brutalement produisit un effet immédiat et la place se vida instantanément.

La porte refermée, M. Martin, s'adressant aux deux Allemands, leur dit :
« Messieurs, je sais que vous n'êtes pas des Russes, mais des Allemands. Vous avez eu tort de venir seuls, en ville, car vous vous exposiez à un mauvais sort ».
Pour toute réponse, l'un des officiers posa son revolver sur la table. M. Martin les fit monter dans les bureaux de la Mairie où se trouvait M. de Seroux. Celui-ci les reçut dans le bureau du Secrétaire et leur demanda l'objet de leur visite. Il fit, à nouveau, remarquer l'imprudence d'une telle démarche, mais ils expliquèrent cyniquement que les canons braqués sur la colline, étaient chargés de répondre d'eux.
M. de Seroux et M. Martin se portèrent garants de la parfaite tranquillité de la ville où, assurèrent-ils, ne se trouvait aucun soldat. Compiègne, ville ouverte, n'offrirait aucune résistance. Sa population était fort paisible et méritait d'être épargnée.  
Ils demandèrent un engagement écrit. M. de Seroux se redressa fièrement :
« Vous avez ma parole de soldat de 70 et cela doit vous suffire ».
Les parlementaires enjoignirent aux adjoints de venir avec eux sur la montagne de Margny, pour se mettre à la disposition de leur général. Sans refuser positivement, M. de Seroux fit remarquer que la Commune de Margny formait une administration bien à part de celle de Compiègne et que le rendez-vous à cet endroit ne lui était pas possible. Comme ses interlocuteurs insistaient afin d'avoir une preuve écrite pour attester que leur mission était menée à bien, il leur remit une lettre où il renouvela ses précédentes déclarations, se mettant à la disposition du général, le lendemain à sept heures du matin.
En descendant l'escalier de la Mairie, l'un d'eux demanda :
«  Il faudra nous accompagner ! »
M. Martin, M. Poilane et M. Madeleine leur firent escorte, mais cette fois les rues qui avoisinent la place de l'Hôtel-de-Ville étaient absolument vides.
«  C'est Jeanne d'Arc ? » demanda l'officier roux, en s'adressant à l'adjoint. Hélas, à partir de ce moment, la Jeanne d'Arc de la place de l'Hôtel-de-Ville allait avoir pour hommes d'armes des casques à pointe !
L'officier offrit une cigarette, qui fut refusée. Le retour s'effectua sans incident. Les magasins fermés et les rues désertes donnaient l'impression d'une ville sans vie.
Quand ils furent à l'escalier où l'on avait amarré leur barque ils insistèrent pour qu'on les reconduisît sur l'autre berge. M. Martin les accompagna donc jusque sur la place du Marché-aux-Fourrages et c'est là que se termina la première prise de contact avec l'envahisseur. Le chef du détachement tendit la main, pour prendre congé à celui qui les avait accompagnés. Quand on la lui refusa, il dit, sans insister : «Je comprends cela ».

Ils remontèrent à cheval et s'éloignèrent vers Margny. Ils emmenaient deux soldats anglais que les uhlans avaient faits prisonniers durant l'absence de leurs chefs à Compiègne. Ces soldats anglais, dont la rumeur publique, par la suite, voulut faire des espions, avaient été capturés dans d'extraordinaires conditions; ils se promenaient dans une barque, sans arme, la cartouchière en bandoulière et faisaient la navette dans les alentours du pont avec la plus grande tranquillité depuis plus d'une heure. Complètement ivres, ils avaient mis pied à terre devant l'abreuvoir et des jeunes gens étaient accourus, qui leur avaient porté secours. Mais les uhlans en circulant à la tête du pont avaient surpris le manège. Ils descendirent à cheval la pente raide qui mène à la berge et, faisant écarter les Français, se saisirent brutalement des deux traînards qu'ils se chargèrent de dégriser par la manière forte.
Au moment où il se disposait à repasser l'eau, M. Martin fut interpellé d'une maison voisine. Là, dès qu'on l'eût introduit dans le vestibule, on mit l'adjoint en présence d'un soldat français, un chasseur, armé de son fusil qui, lui dit- on, avait absolument tenu à se faire passer sur la rive droite par les mariniers, malgré qu'on lui eut fait remarquer que les Allemands occupaient déjà cette rive. Il avait été fait selon son désir, mais on l'avait obligé à se réfugier dans cette maison, situé place aux Fourrages.
Ce soldat qui paraissait très excité, voulait tirer sur les Allemands. Quelques habitants du quartier le conjuraient, au contraire, de quitter son uniforme et de revêtir un costume civil, après quoi, on lui faciliterait sa route pour rentrer dans les lignes françaises. Son attitude inspirait de la méfiance. Il consentait presque à se dévêtir quand il changea brusquement d'avis et partit bientôt avec sa bicyclette dans la direction de Venette, non sans avoir emporté le fusil dont il ne voulait se séparer à aucun prix (Document).