Page 4/13


Mercredi 2 septembre 1914
 
 Les événements de la veille, les menaces contre MM. de Seroux, Sarrazin, le Barbier, tout cela aura-t-il éclairci nos rangs? Non. Tout le monde est à son poste. On entoure M. de Seroux qui malgré les dangers continue à défendre les intérêts de la Cité. Quel noble exemple il nous donne et combien la ville devra honorer cet homme dont les services étaient déjà si nombreux.     
Des officiers allemands, l’air narquois, viennent nous « donner des nouvelles de la guerre ». Selon eux, 1es Allemands entreront à Paris dans quelques jours et la guerre sera terminée dans une quinzaine ! Nous verrons bien… l’Italie s’apprêterait à marcher contre la France. Une bataille navale aurait coûté 10 bateaux aux Allemands et 16 aux Anglais, mais la flotte  allemande n’aurait pas réussi à forcer le blocus. Les officiers allemands reconnaissent avoir éprouvé des pertes énormes près de Saint-Quentin et disent que leur situation fut à ce moment assez critique.

Il y a encore à Compiègne quelques soldats français ou anglais à qui l’on s’efforce de favoriser la fuite. Ce matin mon père se trouvait chez le fleuriste du Parc avec un autre jardinier du Château, lorsque tout à coup un soldat anglais se présenta devant eux. Il était poursuivi par les Allemands et ne savait de quel côté se diriger pour leur échapper. On lui donne les indications nécessaires pour lui permettre de traverser le Grand Parc et de fuir à travers la forêt. On aide l’anglais à escalader la palissade du Grand Parc; on lui serre la main en lui souhaitant bonne chance. L'anglais disparait rapidement sous les arbres. II était temps : des soldats allemand arrivent, fouillent le fleuriste. Leurs recherches sont vaines. L'anglais est parti.
Durant toute la matinée on entend le canon dans la direction de Béthisy, Orrouy, Verberie. A midi le bruit redouble.
A 3 heures, une quarantaine de prisonniers français sont amenés à Compiègne.
On remarque parmi eux plusieurs soldats de notre armée d’Afrique. Nous saluons ces braves.
Le général commandant d’armes est installé chez M. Piquet-Duc, boulevard du Cours.
Le général commandant l’armée allemande est installé chez M. de la Tullaye rue d’Alger. Je m’y rends pour lui porter une lettre de M. de Seroux. A la porte, deux factionnaires m’empêchent d’entrer. Pendant que j’attends dans la rue, arrivent deux dames accompagnées de M. de Moussac. On leur refuse également l’entrée. Elles doivent attendre longtemps dans la rue avant qu’on leur permette de pénétrer dans la cour et qu’on les introduise auprès du général.  

Ces dames sont la princesse de Croy et sa sœur, Mme de Barante. Elles viennent  plaider auprès du général allemand la cause de M. de Seroux et celle de la ville de Compiègne. Puisse la généreuse intervention de ces deux femmes courageuses être couronnée de succès.
Le général allemand est gardé, non seulement par des factionnaires, mais aussi par une nuée de policiers qui ont établi leur demeure dans la maison de M. de Bréda, 5 rue d’Alger. L’un d’eux, à figure rougeaude, coiffé d’un invraisemblable chapeau de paille au ruban bleu tout passé, se charge de remettre au général la lettre que m’a confiée M. de Seroux. J’attends la réponse, dans la rue, en causant avec M. de Moussac. Celui-ci, ancien cuirassier de Reichshofen,  ne portait pas d’ordinaire sa médaille de 1870. Depuis que les Allemands sont à Compiègne, il l’arbore fièrement comme une protestation contre nos envahisseurs.
Mmes de Crouy et de Barante sortent, enfin. Elles paraissent pleines d’espoir.
Le général sort derrière elles. Il me jette la réponse que j’attends, un bref :
 - A 6 heures !    
Il me regarde, je ne salue pas. Machinalement il porte sa main à sa casquette et, suivi d'officiers gros et gras, se dirige rapidement vers le Palais.
M. de Moussac n’a pas salué non plus. Lorsque le général est sorti, il lui a tourné le dos.
Vers 5 h. 1/2, nous avons un instant de joie : M. Le Barbier nous est rendu, il a été mis en liberté sur parole et on lui a promis que M. Sarazin serait libéré le lendemain.
Peu après, les Compiégnois ont une nouvelle émotion. Ils voient des officiers s’approcher de M. de Séroux et le faire monter dans une auto. Est-ce pour l'arrêter? Quel nouveau danger menace notre adjoint? Non, il s’agit simplement d’aller chercher des lampes pour éclairer le quartier de cavalerie.        
Dans la soirée on entend quelques chants de soldats, mais le calme règne.
 
 Jeudi 3 septembre 1914
 
Le calme semble complètement revenu. Ce matin on n'entend plus le canon. C’est inquiétant.        
La population est toujours privée de pain, car, depuis que les Allemands sont arrivés, il leur est réservé. Derrière les vitrines des boulangeries nous apercevons bien des couronnes dorées appétissantes, mais elles ne sont pas pour nous. Elles seront pour les Allemands qui les mangeront, pendant que nos enfants ont faim. Cependant on vend du pain à Venette. Alors c’est une procession da gens de toutes classes qui traversent l’Oise au barrage et vont acheter ce pain si précieux. Afin de satisfaire le plus de monde possible le boulanger ne donne que deux livres à la fois. Sage mesure universellement approuvée.
Autre bonne nouvelle: on vend du porc à l’abattoir. Au prix d’un long stationnement on pourra manger un peu de viande.
Vers 9 h du matin, passe un aéroplane, allemand certainement.  
Dans la matinée les Allemands enlèvent le premier pont de bateaux qu’ils avaient jeté sur l’Oise, à leur arrivée, avec leur matériel. Ils laissent un autre pont, aboutissant au port à charbon, qu’ils avaient construit depuis avec des péniches restées à Compiègne.  
Dans l’après midi, tous les habitants valides sont invités à se réunir place du Château, où ils recevront des pelles, des balais, etc., pour nettoyer la ville. Hommes, femmes, enfants, personne ne doit se soustraire à cet ordre. Des personnes des plus en vue de la ville donnent l’exemple et s’arment d’un balai, pour débarrasser nos rues des immondices laissés par les ennemis. Ah ! Si l’on pouvait, en même temps, balayer les Allemands. Enfin grâce à l’ardeur de tous, notre cité redevient propre.         
Nous commençons le recensement de la ville. On a jugé utile de constater le nombre des personnes restées à Compiègne. Nous nous partageons les quartiers, je  fais le recensement avec M. Grousseau, horticulteur. Partout nous sommes bien  reçus et dans chaque maison nous affirmons notre foi en l’avenir : Les Allemands  seront chassés, la France sera victorieuse.