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Vendredi 4 septembre 1914

 
Après une matinée consacrée au recensement je reviens, place de l’Hôtel-de-ville, aux nouvelles. On a trouvé, dit-on, à la gare, un cercueil contenant les restes d’un officier français, tué d’un coup de lance. Ce cercueil a été, sans doute, abandonné lundi, lors du départ des derniers trains. Le pauvre officier inconnu va reposer à Compiègne et, quelque part, une femme, des enfants, des vieux parents peut être attendront vainement son retour.
Vers 2 h des fantassins passent place de l’Hôtel de ville. Ils sont harassés. Leurs tuniques déboutonnées laissent voir leur poitrine ruisselante de sueur. Ces pauvres diables tendent leurs quarts aux Compiégnois qui les regardent passer, ils implorent un peu d’eau. Ce sont des ennemis, des barbares, et cependant on se sent pris de pitié.
Nous avons un nouveau commandant d’armes, le Hauptmann Sabath. Il s'installe à l’Hôtel de Ville, dans la salle du Conseil municipal. Un aumônier barbu qui l'accompagne prend la clef de la salle et la met dans sa poche. Ces messieurs font comme chez eux.  
L’imprimerie du Progrès, confiée à la garde vigilante de l'ami Vaillant, reçoit la visite de clients auxquels nous ne tenons guère. On nous charge d’imprimer une proclamation du commandant d’étapes Sabath. L’atelier désert depuis plusieurs  jours, se réveille et de nos presses sort ce chef d'œuvre de littérature germanique :
 
                                                  PUBLICATION
Moi, le commandant d’Etapes, Je me charge à partir de ce jour de l’administration de l’étape de Compiègne, comprenant les localités suivantes :                                                                     
                                             Compiègne et environs      
En cette qualité je confirme les autorités locales, à la condition qu'elles exécutent strictement mes ordres, et je garantie à la population ma protection en tant qu’elle reste paisible.
Toute action préjudiciant les personnes de l’armée allemande, les installations de communication publique, les chemins de fer, le télégraphe, le téléphone, sera punie très sévèrement, n’importe que pareille action sera exécutée par des personnes de sexe mâle ou féminin.
A pareille punition s’exposera la commune sur laquelle ces crimes se passent. Les communes  seront responsables des malfaiteurs et auront à supporter les punitions les plus sévères.
Toute personne criminelle mâle ou féminine atrapée en flagrant, sera immédiatement fusillée. 
Toute localité, où des personnes, de l'armée allemande seront traîtreusement blessées, empoisonnées ou tuées, sera immédiatement incendiée.
Toute tentative sera atteinte par les mêmes punitions.
Pour ménager les intérêts de la population paisible je fixerai conjointement avec les autorités locales les livraisons à faire. La population est tenue de suivre exactement les ordres des autorités locales
                                   
                                      Compiègne, le 4 septembre 1914
                                                SABATH
 
 Plusieurs autres avis officiels sont affichés ou annoncés sur les places. L’un d’eux est de nature à réjouir la population : on nous promet du pain pour demain. Pourvu que ce demain ne soit pas celui où l’on doit raser gratis.
Un autre avis nous fait savoir que nous ne pourrons plus aller ni à Margny, ni à Venette. Défense expresse de passer l’eau, non seulement sur le pont de bateaux, mais même en barque.
Cependant M. de Seront obtient une atténuation à cette rigueur. Les habitants de Margny, Venette, etc., apportant des denrées pour l’alimentation de la ville, pourront traverser le pont de bateaux, à 7 h. pour venir et à 10 h. pour s’en retourner.
Les curés des paroisses reçoivent de l’autorité allemande l’ordre de recommander au prône du dimanche le calme le plus complet.
Toutes ces mesures laissent supposer que les choses ne vont pas tout à fait au gré des Allemands. Ils se montrent fort nerveux ; ils n’ont plus la mine satisfaite des premiers jours. Que se passe-t-il ?
 
Samedi 5 septembre 1914
 
Mauvaise nouvelle ! La farine devient rare ; il y en a encore pour 3 jours, nous dit M. Cru. Mais après ! Il y a bien de la farine aux moulins de Vic-sur-Aisne, de Verberie, de Roilaye, mais comment l’aller chercher ? Il faudrait des chariots et  nous n’en n'avons pas. Emprunter des voitures aux Allemands ? Ils seraient capables de garder la farine. Ayons confiance cependant, MM. Sacquin et Cru sont là et nous sommes persuadés qu’avec eux nous ne manquerons pas de pain, pas plus que nous ne manquerons de viande grâce à MM. Retou et Cassier. Ces hommes sont capables de faire des miracles pour nous ravitailler.
Pour le moment nous avons du pain après en avoir été privés plusieurs jours en raison de la voracité des Allemands. Aujourd’hui les boulangeries peuvent fournir du pain aux compiégnois. Il n’est pas aussi bon qu’autrefois, mais c’est toujours ça.
Si Compiègne a du pain, Compiègne rive droite n’a plus ni eau ni gaz depuis la destruction du pont. On va étudier les moyens de donner satisfaction à ces frères compiégnois, séparés pour un temps du reste de la cité.
Un petit tour au Progrès. On y imprime une affiche en allemand, relative à la visite
du château par des officiers de passage. Le Progrès va-t-il devenir l’imprimerie officielle de la kommandantur? Non, mais le Progrès est la seule imprimerie de Compiègne où l’on trouve encore quelqu’un. Tout ce que nous demandons c’est que les Allemands n’exigent pas que le journal reprenne sa publication. Publier le Progrès sous le contrôle des Allemands, jamais !
A la Mairie, nous retrouvons toujours la même situation, les mêmes hommes.
Le rez-de-chaussée est allemand ; un petit drapeau attaché à la porte l’indique, hélas!. Le premier étage demeure l’asile delà France. On y respire, on y travaille, on plaisante même à l’occasion, car rien ne saurait abattre des Français.
Des gens viennent en foule solliciter des passeports que leur délivre M. Poilane. Il y a parmi eux beaucoup de Noyonnais, désireux de regagner leur ville, calme et recueillie à l’ombre de sa belle cathédrale.  
Si M. Poilane délivre des passeports pour Noyon, il ne peut en donner pour Margny et Venette. Ce droit lui est refusé par les Allemands qui, sur ce point, sont intraitables. II ne doit y avoir aucune communication entre les deux rives de l'Oise, autres que celles établies le matin à 7 heures et 10 heures. Que d’habitants de Margny ayant laissé passer de quelques minutes l’heure de la « traversée » devront rester à Compiègne jusqu’au lendemain ; à moins qu’ils n’essayent d’aller passer par le barrage ou le bac de Jaux. Mais quel long détour... et puis, un coup de fusil est si vite tiré par les Allemands.

C’est que, pour le moment, ceux-ci sont très nerveux et peu disposés à la conciliation.
Le canon tonne toujours vers les plaines du Valois, toujours aussi près que mardi. L’effort allemand semble se heurter à une résistance des plus sérieuses.
Dans l’après midi nous voyons arriver une cinquantaine de prisonniers français. De très nombreux blessés allemands viennent encombrer nos hôpitaux.
On dit qu’une femme de Néry, âgée de 75 ans, a été placée par les Allemands en tête de leur colonne. Cela n’a rien d'invraisemblable car nous avons vu mardi les Allemands placer des prisonniers anglais en tête d’une colonne qui partait vers Béthisy. Ils se faisaient ainsi un rempart de malheureux  prisonniers qu'ils exposaient aux premiers coups des Français.
Les Allemands manifestent à l’égard des Anglais une haine féroce.
« Français, bons soldats, disent-ils, braves ; mais Anglais, méchants. »
Et souvent le mot « méchant » se traduit par un autre qui nous rappelle le paisible ami du bon saint Antoine.
On raconte qu’à Monchy-Humières les Allemands auraient assassiné un enfant de 13 ans qui les aurait comparés au calme ruminant à qui nous devons le lait. Est-ce vrai ? Nous le saurons plus tard.
De nombreuses maisons de Compiègne ont été pillées, saccagées de fond en comble. Le joli village de Choisy été incendié en partie. Une trentaine de maisons ont été brulées, dit-on. On prétend que cet incendie est la conséquence de la mauvaise volonté avec laquelle la population de Choisy se serait pliée aux exigences allemandes. Nous saurons plus tard à quoi nous en tenir.