Plusieurs incidents ont déjà nécessité l'intervention efficace de l'adjoint, auprès des autorités ennemies : deux jeunes gens qui se promenaient par curiosité dans les environs ont été arrêtés au grand désespoir de leurs familles qui ne les ont pas vus rentrer. Les jeunes imprudents en seront quittes pour la peur dès que M. de Seroux aura démontré leur innocence.
C'est de bonne heure, également dans la matinée, que le Palais eut l'honneur de la visite d'un gros personnage de l'armée. Accompagné de deux officiers d'ordonnance, son excellence le général Von ……(Document) se fit montrer en détail l'ancienne demeure impériale et murmura quelques « Kolossal », s'étonnant de l'absence des collections des Gobelins, et partit en promettant, en remerciement de la grande obligeance que lui avait réservée le Conservateur, qu'il ne serait rien fait aux richesses que le Palais renfermait encore.
Pendant ce temps, un officier d'Intendance, escorté de huit soldats, est venu à la Mairie demander où se trouve la Caisse municipale, afin de la visiter et d'en prendre possession. On l'a conduit au domicile du receveur à qui on explique le but de la visite. Il doit remettre les clefs du coffre placé dans son bureau et le chef du groupe s'empare du contenu, contre délivrance au receveur, d'un bordereau de remise de fonds signé par lui. Le coffre ne contenait que 831 Fr. 25 . De sages précautions avaient été prises en temps utile. Depuis plusieurs jours, un prélèvement de 51.201 Fr. 54 avait été opéré, par ordre, en prévision de ce qui pouvait arriver.
Peu après, le fameux agent de la police secrète monte au bureau de la Mairie pour saisir les listes des habitants mobilisables. M. Trouvé qui voit les registres sous ses yeux, déclare avec calme qu'une telle liste n'existe pas et qu'elle serait d'autant plus difficile à établir qu'il ne reste que peu de monde dans la ville et qu'il est impossible de savoir celles qui, parmi elles, sont en situation d'être mobilisées. Le policier demande alors qu'on lui communique les tableaux de recensement par classe.
- Ils ont été enlevés par le commandant de Recrutement.
- Mais, j'arrive de Noyon où j'ai trouvé les tableaux en question.
- C'est possible, mais à Noyon, il n'y a pas de Recrutement, alors qu'ici, nous en avons un. »
Un peu irrité, le Commissaire exige ces tableaux pour trois heures de l'après-midi, ou tout au moins, un relevé des hommes mobilisables.
Aussitôt après son départ, les listes militaires sont incinérées et quand un officier revient sommer le Maire de les lui livrer, on ne peut que lui confirmer la disparition de ces documents. Les Allemands se trouvent donc dans l'impossibilité de convoquer les hommes mobilisables et de les emmener en captivité. En revanche, ils mettent la main sur les listes des propriétaires d'automobiles et ils visitent immédiatement, et sans grand succès, toutes les maisons où ils sont susceptibles de découvrir des voitures ou de l'essence.
Pour la commodité de la surveillance, les Allemands ont, dès leur arrivée, délimité le territoire de Margny à partir de la rivière, de sorte que, privée de relation avec Compiègne, cette partie de la rive droite de l'Oise se trouve complètement isolée. Quelques citoyens de bonne volonté, malgré l'interdiction de passer l'eau en barque, assureront cependant la liaison avec les services municipaux.
A la Mairie de Margny, M. Sarasin se trouve aux prises avec les officiers de passage qui imposent comme à Compiègne de nouvelles réquisitions, particulièrement en fourrages. Quarante quintaux d'avoine sont ainsi livrés pour les chevaux, et l'on doit se procurer une voiture pour en faire la livraison au cantonnement désigné. Ensuite on l'oblige à fournir 20 hommes et ce n'est pas pour lui, en un tel moment, une tâche facile. Il peut enfin réunir l'effectif demandé et le mettre à la disposition des officiers pour les besoins du moment. Peu après, il doit fournir 6 chevaux qu'il réquisitionne à grand peine. Un instant après, on vient le chercher pour lui faire ouvrir une épicerie, bien qu'elle se trouve sur le territoire de Compiègne, rive droite. Mais, cette fois, la prise étant d'importance il jouit d'une tranquillité relative jusqu'au commencement de la soirée.
Cette journée du 1er septembre, si fertile en incidents, paraît interminable. S'il nous fallait détailler les nombreuses alertes qui eurent lieu de tous côtés, il faudrait ajouter bien des pages à ce long chapitre. Sans arrêt, à la Mairie de Compiègne ou de Margny, c'est un défilé de réclamations allemandes, une procession de pauvres gens qui viennent demander aide et protection.
Déjà, de nouveaux arrivants ont remplacé les premiers venus. La horde continue d'envahir la région, descendant sans arrêt la vallée de l'Oise. De la route de Flandre, par les hauteurs de Margny, une autre troupe n'a pas tardé à rejoindre le convoi qui passait par Choisy, dès que les pontonniers ont terminé à deux heures du matin le montage du pont de radeaux improvisé devant l'auberge des XVIII marmites. La jonction de l'armée se fait en ville. Les habitants, dont les maisons se trouvent sur le passage, sont tenus de déposer des seaux remplis d'eau sur la bordure des trottoirs, pour permettre aux hommes de se rafraîchir. Les cuisines roulantes qui suivent les colonnes ont distribué des repas durant la route. Enfin, on permet de faire halte et les soldats dorment cinq ou six heures, étendus le long de la chaussée, enveloppés dans des couvertures. Mais avant de prendre un peu de repos, ils ont brisé des portes et des fenêtres, pour pénétrer dans des maisons et chercher des provisions. Ils ont terrorisé les quelques habitants qui restent dans le quartier, puis ils ont traîné dans la rue tout un matériel de couchage improvisé, car ils redoutent de demeurer seuls à l'intérieur. Cent mille hommes, ainsi, défilent par marches forcées dans la direction de Paris. Les rues ne sont bientôt plus qu'une vaste écurie aux relents divers et nauséabonde.
Après un convoi de troupes, c'est une longue théorie de voitures et de camions qui transportent tout un matériel de guerre et un colossal approvisionnement de ravitaillement. Puis, ce sont de gros canons traînés péniblement par de longues, files de chevaux avançant au fouet et au juron avec un roulement de tonnerre qui n'arrête jamais. Les soldats sont de toutes les armes, infanterie, cavalerie, pontonniers et sanitaires (Document).
Toute l'après-midi, le canon se fait entendre dans la direction de Crépy et de Verberie. L'armée française est engagée avec des forces de cavalerie pour chercher à couper la route de Verberie (elle se relie à gauche avec le corps de cavalerie Sordet). (Galliéni, Mémoires.)
Dans certains quartiers de la ville on annonce que les portes des maisons doivent rester ouvertes, parce que l'on recherche des soldats français. C'est un motif de plus pour pénétrer dans des intérieurs où l'on peut à son aise faire son choix.
Les opérations de réquisition ont continué. Quelques stocks sont rassemblés à la caserne de cavalerie par les soins de la Municipalité, mais ils sont loin du compte exigé sous peine d'amende. Il n'est pas facile, non plus, de continuer les démarches ; la circulation est impraticable du fait que l'on demande sans arrêt des explications auxquelles il faut répondre, en se faisant comprendre et continuer son chemin jusque la prochaine réquisition, au milieu de la troupe qui cantonne à même les rues. Vers trois heures et demie, M. de Seroux décide d'aller demander des laissez-passer pour la Commission Municipale et les voitures chargées du service public à l'officier, du nom de Luther, qui commande l'étape de Compiègne. Il loge sur le boulevard du Cours dans la maison de M. Picquet Duc. M. de Seroux se fait accompagner par un des membres de la Commission Municipale, M. Le Barbier. Voici le récit que ce dernier a fait de cette entrevue :
« Ce personnage commença par se faire attendre plus d'une heure : il était soi-disant à sa toilette. En réalité il exerçait à la mode allemande une sorte de représailles. Deux heures plus tôt, M. de Seroux, revenant à la Mairie, avait été arrêté devant l'hôtel de la cloche par un autre officier qui l'avait retenu un quart d'heure environ pour lui demander différents renseignements. Le malheur avait voulu qu'à ce même moment le Commandant de Place le demandât à la Mairie : il dût attendre quelques instants : Inde irae (1) : de plus, ce retard faisait sentir aux délégués de la ville l'importance de M. le Commandant.
Enfin, au bout de cette longue attente, la conversation commença, assez difficile malgré la présence d'un soi-disant interprète qui ne servait pas à grand-chose. Néanmoins les négociations allaient leur train et l'on commençait à dresser une liste des personnes qui auraient des sauf-conduits, quand entra en coup-de-vent un officier arrivant de Margny, il venait annoncer qu'on avait tiré sur un sous-officier allemand et blessé son cheval. Aucun de nous ne comprenait la conversation qui avait lieu en allemand, mais nous vîmes de suite, à l'air sérieux et agressif des officiers, que les choses allaient se gâter. En effet, après dix minutes de conversations le Commandant nous expliqua ce qui s'était passé à Margny, ajoutant : « Le sang appelle le sang. En conséquence, vous, M. le Bourgmestre, et vous, M. le Notable, vous êtes faits prisonniers-otages. S'il y a des troubles cette nuit, demain à sept heures, vous serez fusillés. »
M. de Seroux, essaya d'expliquer que Margny n'était pas Compiègne, que son autorité ne s'étendait pas sur cette commune... rien n'y fit. J'eus alors l'heureuse inspiration de faire remarquer à ces Messieurs qu'il était assez contraire à leur intérêt d'arrêter le Maire qui seul pouvait donnait les ordres nécessaires pour assurer le calme dans Compiègne., et pour leur procurer les objets réquisitionnés par eux. Il suffisait, sans l'arrêter, de le garder comme otage libre et d'ailleurs s'il ne se représentait pas à l'heure dite, je serais toujours à leur disposition, ils pourraient me passer par les armes en attendant mieux.
1. Inde irae et lacrimae. (Juvénal), "De la colère et des larmes"…