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Mme la baronne de Barante et sa sœur, la princesse de Croy qui appartient à une grande famille dont les rameaux, passant par dessus les frontières, s'étendent en différents points de l'Europe (Document), se rendant compte de la gravité de la situation, se sont consultées rapidement et, cherchant le moyen de venir au secours des otages, ont décidé de s'autoriser des alliances de famille de la Princesse pour tenter une démarche auprès du commandant d'Etapes. Tandis qu'elles se rendaient à la Mairie, elles ont appris la présence du général en chef et c'est à lui qu'elles vont présenter leur requête.
Démarche difficile, délicate... Ces bonnes françaises sentent en leur faiblesse tout le poids de leur responsabilité, en cas d'insuccès. Elles n'hésitent pas puisqu'il s'agit de sauver deux de leurs compatriotes.
Quand elles ont exposé le but de leur visite, on les avertit que le Général est fort occupé par des ordres importants, et qu'il ne pourra les recevoir qu'après une longue attente, mais, puisque leur démarche n'est pas personnelle, elles pourront tout aussi bien s'adresser à son chef d'État-major.

C'est donc celui-ci qui les reçoit et prend note sous leur dictée de leurs réclamations. Il monte aussitôt à l'étage supérieur et ne tarde pas à rapporter la réponse du général Von Kluck : les otages vont être libérés, puisque l'incident qui a provoqué leur arrestation ne s'est pas passé sur le territoire de Compiègne. Des ordres sévères seront donnés pour éviter le pillage. Quant au sort de la ville, il sera adouci à condition qu'aucun acte d'hostilité ne soit tenté contre les troupes impériales : voilà le résultat magnifique de cette périlleuse ambassade.
M. de Seroux, otage sur parole, ne sera pas autrement inquiété. Il pourra continuer de vaquer aux affaires de la ville. M. Le Barbier et M. Sarazin sont toujours aux arrêts de rigueur, pour répondre de la sécurité des troupes. L'intervention de la Princesse de Croy va servir à les libérer : dans le courant de l'après-midi, alors qu'il réclame auprès des officiers qui surveillent le quartier, en faveur d'une pauvre femme dont on a pillé le modeste mobilier, M. Le Barbier est relâché après un court interrogatoire et on lui promet de libérer son compagnon d'infortune le lendemain — ce qui fut fait.
Le canon a fait rage toute la journée. Vers midi, le bruit vient du sud. Dans la journée, par intervalles, on entend encore le bruit de la bataille. On voit passer avec peine une trentaine de soldats français qui ont été faits prisonniers. La descente des troupes continue toujours. Combien de soldats de la grande Allemagne sont ainsi passés en avant et quel est l'endroit de la bataille ? Voilà le point d'angoisse de ceux qui les voient défiler.
On peut situer l'action dans la direction de la vallée de l'Automne : Crépy-Béthisy-Verberie. De toute façon, l'ennemi serait loin de Paris.

Dans les environs de la gare, des patrouilles vont de maison en maison rançonner les habitants qu'elles terrorisent. Depuis le matin, on transporte des poutres de fer et de bois que l'on prend chez M. Daniel, route de Clermont et dans des chantiers voisins, pour servir à la construction d'un second pont qui sera jeté sur l'Oise à la hauteur du quartier Bourcier. A cet effet, des péniches ont été réquisitionnées le long de la rivière et les mariniers qui les occupaient ayant été expulsés, on range les bateaux dans le sens de la largeur pour établir au-dessus le passage. Les travaux avancent rapidement et le soir, le pont est presque terminé.
A quatre heures du soir, l'Intendant militaire du Quartier Général se présente à la Mairie et requiert le Maire de lui livrer le lendemain matin, à sept heures, au château, 100 kilos de chocolat ou de cacao, 100 kilos de café, 1.000 kilos de cigares, 2.000 de cigarettes et 5.000 bar.
Cet officier entend à peine le français et s'exprime difficilement. — 5.000 bar
— Beurre ?
— Bar.
— Or en barre ? Nous n'en avons pas.
— 5.000 or.
— Cinq mille francs en or ? Mais vous avez déjà pris tout ce que contenait notre caisse ! — Demain, sept heures au Palais, 5.000 francs or.

Un peu plus tard, à cinq heures et demie, l'officier commandant la garde du Palais fait appeler le Conservateur. Il exige, séance tenante, l'installation de la lumière électrique. Son ton menaçant effraye le fonctionnaire qui s'exécute dans le plus bref délai, mais, dit-il cela ne lui servit pas à grand chose, puisque, pour épargner sans doute a ses soldats la peiné de tourner les interrupteurs, il laissa ceux-ci s'éclairer avec des bougies collées à même le sol, au milieu de la paille...
Dans la soirée, après quelques coups de canons qui résonnent étrangement et une salve de coups de feu éclatant tout près en fantasia, le bruit cesse, y compris le roulement continuel du passage de troupe auquel on finissait par s'habituer.
L'horizon est tout rouge, dans la direction de Choisy. Les Allemands prétendent que cet incendie a été allumé pour venger la mort de trois soldats que des civils auraient tués.
C'est l'anniversaire de Sedan, 2 septembre... Pour fêter convenablement cette date mémorable, des groupes s'en vont dans les cafés se livrer à des beuveries rituelles. Les chants religieux et patriotiques montent dans l'air du soir. Toute l'âme allemande s'étale dans ces manifestations de haut goût.
Un grand dîner est donné à l'hôtel de la Cloche en même temps qu'à l'hôtel de France, sous la Présidence du prince Ëthel (?) (1) On sable le Champagne à grands flots, tendant même des coupes par les fenêtres aux soldats qui viennent à passer sur la place. Il est neuf heures quand un tout jeune officier supérieur, escorté d'un vieux militaire chevronné qui se tient derrière lui au garde à vous, entre dans le vestibule de l'hôtel de ville et, s'adressant au concierge, lui pose un certain nombre de questions à tout le moins baroques et s'en va finir ailleurs une soirée si bien commencée.
Le lendemain 3, à l'heure fixée par l'Intendant, a lieu la remise des réquisitions. La livraison est beaucoup moins importante qu'elle n'avait été imposée primitivement. M. de Seroux, accompagné d'un de ses collègues du Conseil municipal et d'un employé de la Mairie qui pousse une brouette devant lui, franchit la grille d'honneur et se rend dans la salle des Colonnes où l'attend M. l'Intendant général de l'armée de Sa Majesté, derrière une table recouverte d'un vieux tapis vert.

Une fois l'inventaire fait des marchandises, l'Intendant compte l'indemnité de guerre. Il avait demandé, 5.000 francs en or. On lui apporte trois mille francs en pièces de cinquante centimes, de un franc, de deux francs, de cinq francs, sept cents francs de billets de banque français et
mille francs seulement en or.
— Il manque trois cents francs, dit-il.
On recompte. Il manque, en effet, trois cents francs.
— Erreur ne fait pas compte, dit M. de Seroux. Je vais chez moi les chercher et je reviens.
Pour faire les fonds, on avait emprunté la somme à la Caisse d'Epargne, puisque la Caisse Municipale avait été vidée de son contenu et dans la précipitation et l'émotion, on n'avait préparé que sept cents francs en billets...
M. de Seroux revient quelques instants après et l'on recompte. Cette fois le compte est exact et l'Intendant, caressant avidement les mille francs d'or étalés sur la table les met dans sa propre poche après avoir serré dans un sac les pièces et les billets de banque (Document)...

Peu de temps après, d'ailleurs, le Quartier Général de Von Kluck quittait Compiègne, emmenant le singulier personnage.
Le général Von Bulow qui dirige maintenant le mouvement de l'armée, s'est installé à l'hôtel de la Cloche. La ville est toujours la proie des envahisseurs qui se sentent comme chez eux et ne se privent de rien. Il ne doit plus rester grand chose, dans les maisons abandonnées et dans les magasins pillés, après l'avalanche de rapineurs qui y ont fait leur choix depuis trois jours et quatre nuits. Pourtant si, il doit rester pas mal d'objets intéressants, puisque le service spécial de déménagement qui a été organisé, fonctionne à plein rendement. Trois camions tendus de bâches vertes reçoivent le butin spécialement choisi. Devant les voitures, un sous-officier a pris place et enregistre les objets avant de les faire serrer.

(1) : Le prince Ethel est le second fils de l'empereur Guillaume II