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A deux heures du matin, le commandant d'Etapes quitte précipitamment son appartement de l'hôtel de la Cloche et ses bureaux de l'hôtel de ville pour s'installer de l'autre côté de la rivière et du chemin de fer, à l'hôtel de la Passerelle. Les officiers paraissent de plus en plus inquiets. Il ne reste que quelques patrouilles en ville. Toute cette journée du 7, le canon tonne d'une manière effrayante. Bientôt on semble vouloir faire place nette dans les hôpitaux et les blessés transportables sont évacués sur la direction de Noyon.

Les Allemands ont dû subir un rude échec, car les blessés sont évacués en grand nombre, surtout à la faveur de la nuit. Les hôpitaux sont presque pleins, brusquement, alors qu'on y avait fait le vide auparavant ; 225 blessés à l'hôpital général pour 121 lits, 80 éclopés à l'hôpital Hersan, 30 blessés à Saint-Joseph, 32 à la Compassion. Le major Mendel qui a la haute main sur les services hospitaliers de la ville, est un grand personnage hautain au visage encadré de longs favoris. Monocle à l'œil, il passe en revue les salles des hôpitaux s'attachant surtout à surveiller la nourriture des malades qu'il ne trouve jamais assez abondante et variée. Son remède souverain parait être la confiture.
A ses premières visites, il se fait accompagner d'un homme armé, sans doute pour en imposer davantage car il n'a rien à craindre, ni des infirmières, ni des médecins civils dont la charité s'exerce sur des victimes de guerre.
Le commandant d'Etapes ne dédaigne pas non plus de vérifier personnellement les menus qui lui sont soumis journellement et il les fait modifier et renforcer au besoin (Document). Le dimanche, un pasteur circule-de salle en salle, récitant l'office.
Cependant, le canon tonne, tout proche... Hâtivement, on établit d'énormes barricades à l'entrée de la ville. Des canons sont dissimulés sur la zone proche du champ de manœuvre et l'on a creusé des tranchées dans le faubourg Saint-Germain vers la rue de Paris. Ces tranchées ne sont pas profondes, faute de temps et de matériel pour les creuser. Elles ne peuvent servir qu'au tir couché. Sur le réservoir qui domine la plaine de Royallieu, un poste d'observation est établi, où deux hommes se tiennent nuit et jour en permanence. On vient d'ordonner, dans certains quartiers, de tenir ouvertes les portes des maisons, car on craint que des soldats français ne s'y fussent dissimulés. Cette fois, le moment est grave pour les Allemands qui deviennent moins arrogants.

Au Palais, les soldats du Train et l'affreux officier gris qui les commande sont revenus avec leurs lourds camions bâchés et ils recommencent à emmagasiner des colis étranges.  Cependant, le colonel du 52e d'Infanterie se fait indiquer les pièces des grands appartements qui donnent sur le parc, car il a l'intention d'y installer ses hommes pour les mettre à l'abri derrière les volets... Puis il réclame les clefs du château, toutes les clefs. Il les exige...
Nul doute, Compiègne va se trouver au centre de la bataille qui se prépare.
En effet, dans la nuit du 10 au 11, nos troupes s'avancent de plus en plus. On se bat actuellement entre Remy et Estrées-Saint-Denis. C'est là qu'ont été blessés les deux cuirassiers que l'on vient d'amener à l'hôpital. Mais des dragons, des fantassins et une demi-batterie de 75 s'établissent en avant-garde, sous le couvert de la forêt jusque dans le hameau de Royallieu.

Deux dragons, en particulier, sont descendus en reconnaissance jusqu'au barrage de Venette où ils ont été accueillis par une fusillade nourrie devant laquelle ils ont rebroussé chemin sans trop se presser.
Les officiers sont dans une agitation extraordinaire. Un fort contingent de troupes se trouve cantonné dans les environs de la rue de Paris où l'on a organisé la clef de la résistance. Dès le matin, on termine l'organisation des tranchées dans le haut de la ville, dans toute la partie qui borde la forêt. Les jardins des maisons particulières sont envahis pour être mis en état de défense. On perce des murs pour y disposer des meurtrières et les fusils sont braqués vers la plaine silencieuse où l'on sent la présence des nôtres, bien qu’ils s’y soient invisibles. Le temps se met de la partie et la pluie tombe à torrent, noyant sous ses cataractes un adversaire qui hésite.

Les réfugiés qu'abrite l'école Saint-Germain risquent, en plus de leurs malheurs, de se trouver bientôt dans une dangereuse posture, car les Allemands prétendent les conserver dans l'école qu'ils ont mise en état de défense. M. Lacour essaye d'obtenir leur transfert. Il est enfermé avec eux sans obtenir satisfaction et il faudra une démarche personnelle de M. de Seroux pour son élargissement et celui de l'instituteur, M. Caron, qui peut enfin évacuer ses protégés dans une zone moins exposée.

Dans un silence pesant du début de l'après-midi, vers une heure trois quarts, un formidable coup de canon retentit; ouvrant la danse. Il est suivi aussitôt d'un autre ; c'est la bataille escomptée qui commence. Compiègne reçoit le baptême du feu. Il s'agit, pour les Français, de déloger l'ennemi et de l'atteindre sans détruire la ville et ses habitants, en lui montrant l'inutilité d'une résistance acharnée. Quelques coups bien placés sur les importants cantonnements du faubourg Saint-Germain éviteront peut-être l'horreur d'une lutte dans les rues, d'un corps-à-corps épouvantable.
Les Allemands, jusqu'à présent, semblent s'y préparer, peu décidés à abandonner sans combat une si belle proie. Dans Margny également, les soldats se sont établis dans les maisons qui bordent les rues principales. Leurs batteries d'artillerie sont dissimulées sur l'éminence qui domine la ville. Bientôt, la riposte éclate, en coups plus sourds, dans un fracas de tonnerre. Mais les événements tournent mal. Les guetteurs du réservoir annoncent bientôt trois colonnes en vue : artillerie, infanterie, cavalerie. Les mitrailleuses entrent en action et un feu violent de mousqueterie se fait entendre.
L'artillerie allemande essaye bientôt de prendre nos colonnes en flanc. Quelques coups bien ajustés l'obligent au silence. Le duel durera jusque deux heures dix et l'on tirera en tout, de part et d'autre, 96 coups. Après cela, tout rentre dans le silence, comme en attente des événements.

Jusqu'ici, la ville a peu souffert du bombardement dont l'effet est cependant efficace. Le premier obus est tombé dans une cour de l'hôpital général, sans causer d'autres dégâts que des vitres cassées. Le tir, admirablement réglé, se fait plus court, au coup suivant et s'en vient atteindre, à quatre reprises l'immeuble du Cercle catholique, 85, rue de Paris, qui contient tout un cantonnement, blessant une cinquantaine de soldats et en tuant deux, en pleine rue.
Les Etats-Majors voisins ont pris peur. Se sentant repérés, apprenant le désastre du Cercle catholique, ils semblent perdre leur belle assurance. Cependant on ignore quel parti ils vont prendre à la suite de cette algarade et s'ils ne vont pas tenter surtout, par un dernier effort désespéré, de dégager leurs avant-postes menacés.